L’oriflamme du Clan Shinnin est hissée au sommet du fief. L’assaut fut intense, la pression dantesque, mais nous avons écrasé les forces du Yamanoi. Ses sbires n’ont pas tenu face à notre précision chirurgicale. Demain, une aube nouvelle attend les orphelins de Hametsu. Demain, la position du Clan Shinnin sera connue de tous ; nous serons les prochains à arracher un fragment de la Cité Noire pour nos desseins. L’épopée avec mon partenaire terminée, je me glisse dans les ombres et marche en direction de l’Elysée. Je dois informer Kazu-zu, Vieux Père et Ka(t)sumi de cette nouvelle étape.

Guidé par Sélène, mes pas me mènent vers des ruelles abandonnées, vides de monde. Après notre assaut nocturne, je dois rester aux aguets. Il est possible que certains membres du baron qui a perdu la vie ce soir soient tout proche. Je me surprends à prendre un chemin que je ne connaissais pas ; l’interstice est limite trop étroite. Mes épaules frottent les deux parois, des murs -presque - mitoyens donnant sur deux bâtisses délabrées. Soudain, dans l’ombre, devant moi, trois hommes apparaissent ex nihilo. Ma prothèse enserre le manche de mon daisho. Je vais fumer ces mecs avant même qu’ils n’aient le temps de comprendre.


Mon corps s’immobilise. Il refuse de m’écouter. Mon myocarde percute sa cage thoracique, il souhaite s’enfuir. Ma vue commence à se troubler. J’ai l’impression de poser ma paume contre mes tempes, mais pourtant je reste statique. Des acouphènes assiègent mon crâne. Je vois flou, je n’entends plus rien… Les propos de ce mec au haut-de-forme… Ils me… Me… Mer-de… Je n’arrive même plus à réfléchir. J’ai l’impression… J’ai l’impression que quelqu’un est dans ma tête et qu’il s’amuse à triturer ma cervelle. Mes yeux se ferment ? Pourquoi ? Je suis shooté à l’adrénaline. Ce n’est pas normal. Je crois que je m’endors. Je ne vois plus rien. Je n’entends plus rien. Je ne sens plus mon corps… C’est donc ça... La mort ?



Moteur et… Action ! Petit raclement de gorge. Léger mouvement d’épaule, oh que je suis rouillé. Je renoue ma cravate, il est important d’être présentable. Mon index passe sur mon faciès. Il a abimé la location. Les joies du métier diront mes collègues du Densetsu no Kyoku (伝説の局, Bureau des Légendes). Je crois que je ne me suis pas encore présenté. Je suis ???. Ah. Une coquille dans la narration, il me semble que vous n'avez pas le niveau d'habilitation requis pour le savoir ! Bon, faison simple alors. Je suis la personne à qui appartient ce corps.

Voilà bien des années que je sommeille, que j’attends la venue de ces fossoyeurs de la division extermination des Yamanaka. Pauvre Kyoken qui ne connaîtra jamais la fin de son histoire… Hahahaha. Allons, le Chien-Fou n’était qu’une légende. Vous ne vous êtes jamais posé la question du pourquoi le corps de notre Shinnin H. Kyoken résistait autant aux breuvages maudits de sa sœur Shinnin H. Kazuichiro ? Non ? Laissez-moi vous conter mon histoire. Plutôt, la légende de l’identité nommée Chien-Fou.

Une légende est une identité factice que les Mitsu Nyūsha (密入者, Clandestins) utilisent pour leur mission. Les membres du Bureau des Légendes sont spécialisés dans l’infiltration des administrations étatiques. Le Clan Yamanaka a perfectionné ses techniques. Depuis maintenant des décennies, les légendes altèrent légèrement l’identité réelle de l’exécutant. Je suis bien né à Hametsu, et mon père est bien Hyuga Eien, la fameuse Terreur Pâle. Pour autant, ma mère n’était qu’une agent sous couverture. Les Yamanaka ont tenté de mettre la main sur un enfant Hyuga - Yamanaka de sorte à pouvoir obtenir les secrets de la pupille ultime.

Je suis le fruit de cette union intéressée. L’orphelinat ? Un laboratoire Yamanaka. Nous avons été torturés dès notre plus jeune âge pour trier le bon grain de l’ivraie. J’ai survécu aux pires sévices et je me suis peu à peu hisser au sommet. Le coup du bras ? Une erreur de parcours. Les laboratoires Yamanaka sont des bases secrètes. En y intégrant Shinnin H. Kazuichiro, j’ai violé le secret professionnel. L’échappée et la destruction de l’aile ? Un test grandeur nature. Une fois formés, nous devons montrer que nous sommes capables d’être opérationnels sur le terrain.

Bon, je vous dis tout cela, mais moi-même je l’ignorais. Je l’ignorais jusqu’à mon ultime passage à l’orphelinat. Que voulez-vous, je travaille pour une division qui apprécie les secrets et les faux semblants. Tout cela pour dire que le dénommé Kyoken est une vue de l’esprit. Une pure création. Pauvres orphelins qui pensent être ses frères. Ah, oui, et aussi, le Juken n’est qu’un tour de passe-passe. Au contact d’une cible, nous pouvons altérer les sensations, mais aussi les émotions et les souvenirs. Il est fort aisé de se faire passer pour celui que l’on n’est pas.

Vous ne vous êtes jamais senti étrangement anxieux en présence d’inconnus ? Probablement des Yamanaka sous couverture. Nous sommes partout…. Nous sommes légions. Bien, cette apartée étant terminée, il convient de reprendre mon travail. Pour les quelques pleurnichards, ne vous inquiétez pas, Kyoken continuera à vivre. Un Yamanaka n’abandonne pas sa légende, surtout quand elle marche. Il me faut ma couverture au sein de la Cité Noire.


Mes paupières s’ouvrent sur ce monde d’obscurité. Petit raclement de gorge. Léger mouvement d’épaule. Mon index passe sur mon faciès. Les trois émissaires du royaume des ombres ont disparu. Si le Bureau des Légendes a activé son pion, c’est que mes supérieurs attendent que je répande le Chaos.

« Quitte tes ombres, Higara. »

Pour cela je dois recruter ma collègue. Nous œuvrons toujours en binôme. Mon faciès se tourne en direction des ténèbres derrière moi. Le visage fermé, ténébreux, colérique de Kyoken n’est plus qu’un lointain souvenir ; j’affiche une mine sans émotion, apathique au possible.

« Nous avons du travail. Déstabilisons ce Continent. »

Ce soir, beaucoup de sang a coulé. Tu ne me vois pas, mais je témoigne du moindre de tes actes. Partout où tu laisses une mare de sang dans ton sillage, j’y trempe les pieds. Lorsque tu chuchotes les ambitions folles du pantin que tu es, je suis là pour épier. Quand il t’arrive de commettre une erreur, par maladresse ou par défiance, je joue de ma magie pour nettoyer derrière. Si jamais tu ne t’es senti réellement seul, même dans les ruelles les plus sombres… C’est parce que j’étais dans ton dos.

Je sais ce qu’il va t’arriver, bientôt. Ce qu’il va nous arriver, à tous les deux. Des ombres dont je n’ai pas le contrôle ont commencé à s’agiter, à se mouvoir sans mon autorisation. À s’approprier ce qui était notre. Pauvre Chien-fou, qui n’était qu’un simple chiot sans véritable croc alors que les dobermans avec leur haut-de-forme brisent en mille morceaux les fondations mêmes de son identité. Tu t’effondres, sans aucune force dans les jambes, laissé à l’abandon… Mais je suis toujours là.

Je suppose qu’avant de continuer, je devrais expliquer mes liens avec le Bureau. Suis-je également une Yamanaka sous couverture, qui a trompé le monde entier l’entourant ? Pas exactement. Je suis bel et bien Nara Minami, fille de Nara Yoshiaki et membre de l’Ombre Blanche. Pourtant, à un certain moment, le Bureau est venu à moi. C’est comme ça qu’ils développent leurs éléments, chaque Clandestin se voit attribué son Hakobiya (運び屋, Passeur), un agent extérieur au clan des manipulateurs d’esprit qui surveilleront le bon déroulement du programme. Pauvre Chien-fou, qui ne se doutait de rien. Pauvre Nara Minami, qui sera à jamais remplacée par Higara.

En cas d’échec ? Jamais nous ne le saurons, puisque le concept d’échec n’est pas acceptable dans nos calculs. Le monde a démarré son compte à rebours ultime, les frontières volant en éclats alors que de nouvelles guerres naissent. Tout commence à partir en couille, et c’est notre rôle d’accélérer le processus. De plonger les doigts dans la plaie ouverte, d’y rajouter du sel, de cracher notre venin mortel… Mais jamais le monde ne pourra deviner notre implication. Tels des grains de sable qui s’infiltrent entre les engrenages, nous trouvons notre place dans le cœur des machines… Avant de les détruire de l’intérieur.

Nichée dans les ombres, j’allume un cigare. L’inspiration profonde remplit mes poumons de la douce médecine Dokueki, apaisant mes douleurs quotidiennes. Puis enfin, le Clandestin se relève. Il m’appelle. De l’ombre je m’échappe avec pour masque une fumée blanche. Lorsqu’elle se dissipe, c’est un regard froid et professionnel qui soutiens les yeux d’un Kyoken apathique. Enfin la transition avait pris fin, et je posais par terre une valise. Posant mon pied dessus, je la fais glisser contre le sol mouillé jusqu’aux pieds de mon partenaire de crime révélé.

« Des fringues plus appropriés pour une tâche aussi importante. »

Tirant une taf sur mon cigare, j’expire un anneau de fumée qui s’approche des contours du visage de l’espion qui vit sa deuxième naissance. Ou bien sa première véritable ?


« Kome a fait l’erreur d’ouvrir une porte vers le monde. Je suis d’avis que nous leur faisions regretter ce choix. »

Les grains de sable partent en chasse, vers la machine ambulante…

Le Continent est dans la coupe de Yamanaka Benkei. Le Bureau des Légendes se charge de nous engouffrer dans les services publics, puis il nous revient la charge d’infester l’appareil étatique. Le Shintenshin, cet arcane héréditaire remodelant les palais mentaux fortifiés, est une épée de Damoclès qui trône au-dessus de la tête des Rois et des Empereurs. Ce pouvoir transcende les frontières de la réalité et dévore la sanité de nos dirigeants. Nul ne peut se sentir à l’abri, pas même aux côtés de sa famille, car les tentacules du Bureau s’enroulent partout, et ne connaissent aucune limite.

Une image vaut mille mots. Le Clan Yamanaka est un arbre. le Bureau des Légendes est ses racines. Enfouis dans la terre, les clandestins aux côtés de leur passeur, pompent la vitalité des sols fertiles pour nourrir les fruits de Benkei. A bien des égards, nous sommes comme ce fossile vampire, l’Arbre de Vie, qui a rendu stérile la province désormais appelée par le terme Kaze. Du moins, j’évolue dans cette branche. Chaque rameau du Bureau est séparé. Chaque cellule est compartimentée et les différents acteurs ne se rencontrent jamais.

« P.X.K.XIII » - l’air de dire enchanté.

Programme d’extermination - Kyoken - Numéro treize. Voilà ma branche, ma légende, et mon niveau d’accréditation. La trente-troisième chambre est le plus haut niveau d’habilitation. Je ne me débrouille pas trop mal, même si je suis encore loin du statut de Buntaicho (分隊長, chef d’escouade). Nous sommes spécialisés dans la désinformation, le contrôle des masses, les cabales et la propagation du Chaos. Je sais qu’il existe tout autant de branche qu’il existe de buts lucratifs. Nous sommes des fantômes, des spectres qui hantent l’histoire, des espions diront plus simplement les non-initiés. Je sais également que nous sommes tous en compétition et qu’il n’est pas impossible que dans nos objectifs, nous devons saboter le travail décennal de collègues.

Nous sommes tous des requins en haut trouble, où le moindre morceau de chair fraîche est dévoré en l’espace d’une poignée de secondes. Nous œuvrons pour nous et contre nous, à l’instar des Alchimistes d’Etat qui prônent tout autant l’Ordre que le Chaos. Je sais également qu’aucun de mes confrères n’a cette vision là, car les Passeurs s’occupent d’effacer les pistes d’une quelconque allégeance au Bureau. Toutefois, mes arcanes psychiques m’ont permise, une fois, de perforer l’esprit d’une cible, qui s’avérait être un collègue. Il opérait dans la Branche contrôle, une cellule antagoniste au P.X.

Cette vision m’offre un train d’avance - pardonnez-moi cette expression, amis de Tetsu - sur mes poursuivants, car nous sommes tous poursuivis : tôt ou tard, il faut éliminer les Yamanaka qui dépassent leur seuil d'accréditation, à moins que ceux-ci parviennent à descendre vers les chambres supérieures. Une image contradictoire, je le confesse.

« C’est donc toi, Higara. Je t’imaginais plus… Différent ? Oublie ça. »

Mon pied rencontre la valise, le choc libère les attaches et le conteneur s’éventre de lui-même. Un costume, une cravate, des souliers. Quelle vie de rêve. Sans attendre, sous l’oeillade curieuse de la lune, mes atours ensanglantés quittent mon corps, puis j’enfile mon noir de travail.

« J’espère que tu ne mourras pas comme mon précédent Passeur. C’est pour cela que l’on m’a mis en sommeil. Enfin, tu connais déjà l’histoire, n’est-ce pas ? Tu veilles sur Kyoken depuis combien de temps ? »

Ma main s’enfonce dans la poche intérieure de mon veston, palpe mes poches, et glisse son index dans la poche extérieure, pour sortir un fin rouleau de poison Dokueki à mon tour. L’ongle de la Nara griffe le silex, et le bâton cancérigène s’embrase. J’ai l’impression que cela fait des siècles que mes bronches n’ont pas goûté à cette fumée pétrifiante de vitalité. Les capteurs sensoriels de Kyoken ont été scellés, afin de m’empêcher de prendre le contrôle de cette légende.

J’ai cette fâcheuse tendance à faire ce que j’ai envie, tout en restant assez dans les clous pour être considéré comme un élément important - en partant du postulat que cela signifie réellement quelque chose ? A deux reprises, j’ai réussi à reprendre le contrôle de notre ami Shinnin. Une première fois lorsqu’il s’est échappé de son orphelinat, et la seconde fois lorsqu’il y est retourné. Par cet exploit, j’ai réussi à intégrer le Bureau et l’on m’a associé au Programme susmentionné.

« Oublie Kome, la Capitale-Mobile peut attendre. J’ai une autre cible en tête, une ruche dont le miel sera bien plus délicieux. Nous allons mettre la main sur le patrimoine des Usuzumi : l’Histoire. On va détourner, cambrioler, voler, récupérer, échanger, choisis le verbe de ton choix, les rouleaux de nos nomades préférés. Puis… Autant récupérer la tête de Chojiro au passage. Rassure-moi, il est encore en vie ? »

L'apathie est chassé par un sourire niais. Je suis le prisonnier de plusieurs cercueils temporels.