Fidèle à ses engagements, le cadet s’était une nouvelle fois rendu au chevet de sa frêle mère. Le poids des années avait meurtri son âme, la rendant esclave d’un long repos. Même si sa sécurité était assurée par le Clan, le fils aimant peinait à l’abandonner. Ainsi, dès qu’il le pouvait, il retournait dans son pays d’accueil, les bras chargés de fleurs. Ses quelques pivoines étaient sa maigre contribution, le symbole de son impuissance. Après avoir veillé quelques instants le corps immobile de sa parente, le jeune homme s’isola dans ce qui lui servait de chambre. Aménagée avec finesse et sobriété, la salle recueillait depuis des années les pensées de Renpei. Preuve en était, les dizaines de carnets, parchemins et cartes qui y sommeillaient. Toutefois, n’imaginez aucun désordre, tout ici possédait une place mûrement réfléchie. On pourrait même voir dans cette décoration épurée, l’incarnation de la rigueur qui règne dans l’esprit du Nara.

Installé devant son bureau, l’éphèbe laissa glisser sa plume. Mots après mots, il donnait vie à une histoire, à un personnage inédit, à une nouvelle page de sa saga à succès. Ne croyez pas qu’un roman s’écrit d’une seule traite, non, créer demande des heures de travail. Ce n’était pas pour rien qu’une grande partie des carnets de l’écrivain, contenaient des idées avortées, des concepts raturés ou des dessins grossiers condamnés à l’oubli. Cherchant l’inspiration dans les teintes bleutées de la nuit, il découvrit une ombre étrange. Fin connaisseur des techniques du Clan Usuzumi, l’auteur à succès s’empressa d’ouvrir la fenêtre. Peut-être était-ce une missive importante ? Néanmoins, une part de lui doutait de l’origine du message. Ce n’étaient pas les usages du Clan de l’Encre. Quelque chose clochait.

L’instinct du manieur d’ombre ne s’était pas trompé, le message provenait d’un utilisateur esseulé. Et si aucun nom ne fut mis en avant, Renpei reconnut sans peine son correspondant anonyme. Cette découverte l’intrigua, il connaissait les déboires de ce Kraken et le temps troublés qui l’attendaient. De l’aide ? Tout ceci pour de simples conseils, il devait être désespéré, songea le savant. Cependant, devait-il accepter ce rendez-vous ? Si cela venait à se savoir, la réputation du Nara en serait entachée, sauf si… Oui, peut-être que la solution était de jouer sur les deux tableaux. Feindre la complicité avec le renégat, le surveiller et au moment opportun le vendre à son Clan. Un tel acte assurerait au jeune homme une reconnaissance certaine. Un pas supplémentaire vers l’apprentissage des techniques de l’Encre.

Sans perdre une seconde, Renpei organisa sa future rencontre avec le magnat de l’information déchue. Dans un coin de la pièce, il rassembla ses outils : qu’ils soient destinés à l’écriture ou au combat. Après tout, il fallait se montrer prudent, il s’agissait tout de même d’un homme dont la tête était primée. Puis, il succomba à l’enthousiasme et glissa dans son barda une ébauche de son futur roman. Ayant du mal à poursuivre son œuvre, le Nara souhaitait avoir l’avis de son collège. Car malgré leurs désaccords, Kaito demeurait un homme de lettre et au goût certain. Faut-il le préciser ? Un portrait comme celui-ci se fait rare de nos jours. L’époque veut qu’il y ait davantage de soldat, que de poètes… C’est malheureux, mais c’est ainsi que va le monde.

Le lendemain, Renpei se rendit à cette fameuse ferme. Vêtu tout de noir, il se fondait dans le décor. Il fallait à tout prix cacher son identité, une telle expédition devait rester secrète. Le pas assuré, le cadet ne tarda pas à trouver la porte rouge et sa veilleuse chancelante. Quelques coups sur le bois, suffirent à annoncer son arrivée.

Renpei, pour vous servir. Puis-je entrer ? La fraîcheur nocturne n’est pas une très bonne compagne.

Même si l’attente fut brève, l’empressement du Nara la rendait insupportable. Ce n’était pas seulement une question de réputation ou de loyauté. Cette entrevue mêlait bien plus d’émotions. De nombreux enjeux dépendaient de ses futurs échanges nocturnes. Les premières pensées étaient évidemment tournées vers le Clan de l’Encre, un allié précieux du jeune homme. Une collaboration si importante, qu’il était parfaitement impensable d’y mettre fin. Ensuite, venait l’empathie. Car même si Renpei n’avait jamais connu pareille chasse à l’homme, il connaissait l’amertume de l’injustice. Jadis, il avait lui aussi confronté l’Académie et ses soldats savants. Lui aussi avait essayé de dénoncer leurs mensonges. Alors, il ne pouvait que ressentir une certaine tendresse envers le Kraken. Enfin, ses dernières réflexions étaient teintées de tristesse. L’auteur de « La mer de pluie » allait bientôt mourir et son élégante plume allait disparaître. Quel drame, songea-t-il.

La porte s’ouvrit, et durant un instant, l’écrivain crut faire erreur. Il ne connaissait pas ce visage usé par la vie. Pourtant, il en était certain, il avait suivi les directives de la lettre. Était-ce un piège ? Ce serait surprenant, l’Usuzumi n’était pas aussi fourbe. D’ailleurs, qu’est-ce qu’il gagnerait à s’attaquer à un simple errant ? Rien. Renpei ne possédait aucun objet de valeur, et sa propre vie était loin d’être précieuse.

Par chance, Kaito ne tarda pas à faire son entrée. Décidément, il aimait attirer l’attention sur lui. L’intellectuel aux yeux d’émeraude, adressa un sourire sincère, ainsi qu’une légère révérence au portier.

Bonsoir, à vous aussi. Parfois, il faut abandonner une part de soi, avant de se trouver pleinement. Je serai honoré de pouvoir lire vos productions. Qui sait, peut-être qu’elles pourraient être publiées. Je connais quelques éditeurs amateurs de Haïkus.

Une fois invité à monter à l’étage, le Nara se montra particulièrement docile. Sans un seul geste superflu, il quitta la pièce non sans lancer un dernier regard au grand gaillard. Dans celui-ci, on pouvait distinguer une adresse cordiale, un merci qui se voulait muet.

Je vous fais confiance. Entre Homme de lettres, il faut savoir dépasser les a priori. Votre statut ne doit pas être un frein à nos rencontres. D’ailleurs, j’ai apporté quelques ébauches de mon futur ouvrage si vous désirez les lire.

Il ne fallut pas attendre longtemps avant que les deux compères ne s'installent et ne fassent couler le thé. La tasse fumante près des lèvres, Renpei fit preuve de franchise. Il savait qu’aucun d’entre eux n’avait du temps à perdre.

Alors, dites-moi. Pourquoi suis-je ici ?

L’échange débuta par des formalités. Usage courant lorsqu’on essayait d’instaurer un cadre cordial. Renpei salua l’effort et se prit au jeu. Chercher querelle ou s’agacer de telles badineries, n’était pas dans sa nature. Profitant de l’intimité qu’offrait la flamme vacillante, le Nara s’avança lentement et tendit un parchemin noirci de ses mains.

À dire vrai, je travaille sur deux projets. Le premier est un avant-propos à mes ouvrages, une nouvelle retraçant la genèse de l’univers. Soyons honnête, il s’agira avant tout de critiquer l’hégémonie de l’Empereur Roi. Le second, est un changement de point de vue. Plutôt que de suivre le héros, le lecteur devra se placer du côté de l’antagoniste. Malheureusement, j’ai tendance à me perdre. Peut-être est-ce dû aux changements qui font trembler le Continent. Mes pensées sont ailleurs…

Après avoir posé ses précieux écrits, il retrouva une posture plus élégante. Droit sur son siège, il dissipa la fumée émanant de sa tasse d’un seul souffle. Il ne voulait pas finir comme son interlocuteur, le palais en feu. Puis, vint les réflexions plus sérieuses. Cependant, le quarantenaire était bavard, un peu trop même. Il noyait ses intentions, les dissimulait dans un flot de paroles bien trop dense. Ce n’était pas réellement un problème, mais pour le Nara, un verbe aussi volubile était forcément le témoin d’un malaise. C’était tout à fait compréhensible, cet homme était recherché et, demander de l’aide dans cette situation, était un risque non-négligeable.

Impassible, l’écrivain écouta son homologue. Même dans les cours silence, il ne laissa rien transparaître. L’offre était parfaite, du moins tant qu’on oubliait la réalité. Si ses seuls arguments étaient un peu de presse et un apprentissage hors de portée, ce déplacement était fort inutile. Après un long soupire, l’éphèbe reposa sa tasse. Il lui fallait avoir les mains libres pour poursuivre la conversation.

Il est vrai que je connais l’inimitié que porte le Clan à votre égard. Mais de nos jours, la réputation vaut mille hommes. Vous n’êtes qu’un sacrifice nécessaire. J’imagine ô combien cela est douloureux, se faire ainsi chasser de ses terres natales alors qu’on est persuadé d’avoir agis avec justesse. J’ai déjà connu cette peine…

En douceur, et sans aucun signe d’agressivité, le savant enchaîna quelques mudras. Si au premier abord, tout semblait identique, bientôt l’ombre de la bougie se mit à danser. Ce ballet silencieux avait quelque chose de captivant.

J’espère que sa présence ne vous gêne pas, elle m’aide à réfléchir. Elle rappelle une mélodie que me chantait ma mère…

Ne nous mentons pas, notre situation porte déjà son lot de difficulté. Alors, ne me faites pas fantasmer un parchemin qui ne sera jamais entre vos mains. Et si par un miracle cela devait arriver, que ferait le Clan de mon partenariat.  À vous suivre, j’ai tout à perdre et rien à gagner.

À ses mots, l’ombre mouvante se laissa mourir, emportée par l’unique lueur de la pièce.

Et il est coquasse de vous entendre parler de « vérité » alors même que vous me demandez de mentir, de travestir les faits et vous cachez dans mes ténèbres. Je ne vous en veux pas. Mais cela ne sera jamais le pilier de notre relation, présente autant que future.

Joignant les mains, Renpei vint y déposer son menton. Les lueurs de la flamme donnaient à son visage des teintes sombres.

Ce que je peux vous proposer, c’est un accord qui a déjà fait ses preuves. Une information pour une information. Aidez-moi à acquérir un savoir, et je ferai de même. Toutefois, je crains que votre position vous limite. Êtes-vous vous encore capable d’explorer ce monde, malgré les dangers ?

Ces derniers mots résonnèrent tel un défi.

Malgré l’aspect rudimentaire du bâtiment, une certaine chaleur s’y dégageait. Ici, il n’était pas question de température, mais plutôt d’un sentiment diffus. Parler de sécurité était présomptueux, c’était plus vague. Fouillant sa mémoire, Renpei associa ses sensations à une autre demeure. Il ne s’y était jamais attardé, mais l’aura de ce lieu l’avait marqué. Un boudoir, voilà ce qu’inspirait la lumière tamisée et les échanges à demi-voix. Ce n’était pas désagréable, pensa le littéraire.

Je ne suis pas très joueur, vous savez. Mon clan m’a appris à estimer les risques et à les éviter si les gains ne sont pas à la hauteur. J’entends le fracas de vos batailles, les cris de votre âme, vous aspirez à tant d’idéal. Malheureusement, je crains que la population que vous essayez désespérément d'aider, ne souhaite pas un tel traitement. Les cages peuvent se montrer rassurantes et aimantes parfois.

Finissant les dernières larmes de thé, l’éphèbe admira la ferveur que dégageait le regard de son collègue. La violence des ans n’avait rien entamé de sa détermination. C’était admirable. Le Nara enviait ce caractère à toute épreuve, il espérait même posséder cette fougue durant les vingt prochaines années.

Si vous possédez réellement les secrets de l’Encre, allez à Ame no Kuni. Ils sauront trouver un prix juste, ce qui vous permettrait sûrement d’assurer une retraite loin de tout danger. Je sais, ce n’est pas votre tempérament. Mais peut-être qu’un peu de silence, adoucira les mœurs.

Suite au renouvellement de sa proposition, le maître des ombres garda le silence durant quelques secondes. Puis, il suggéra une autre approche.

Je ne pourrais pas écrire pour votre journal. Cela ne serait pas raisonnable, je dois préserver les apparences. Toutefois, j’ai bien un feuilleton que je pourrais vous céder. Une nouvelle forme d’écriture que je souhaitais essayer. Je vous offre les droits, usez de ces écrits avec finesse. Je vous fais confiance.

Il sortit alors un carnet de l'une de ses poches intérieures. Pour les plus curieux, oui, il gardait bien proche de lui ses écrits les plus récents. Ainsi, il pouvait les annoter au grès de l'inspiration.

Cessez donc de vous percevoir comme un antagoniste. Je vous connais meilleur profil. Vous n’êtes pas un simple acteur de l’Histoire. Vous demeurez, comme moi, un narrateur. Faites de votre vie, le récit qu’attend la nouvelle génération. Faites de vos croyances, les vérités de demain.

Regrettant son ton sévère, Renpei adressa à son interlocuteur un sourire aimable. Il ne voulait pas être perçu comme un être moralisateur.

Si je dois être honnête, mon regard se porte sur ma terre natale. Hakugaku no Kuni demeure cher à mon cœur et je me demande ce que devient ce beau pays. Vous qui jouissez d’un grand réseau et qui êtes devenu l’ennemi de cette terre savante, vous devez posséder de précieuses informations. N’est-ce pas ? Quant à moi, que puis-je vous offrir ?

Le manieur d’ombre ne put s’empêcher de sourire. Les mots de son collègue résonnaient tout particulièrement à ses oreilles, il les avait déjà lus. Bien avant qu’il ne naisse l’Usuzumi s’était essayé au conte. Preuve s’il en fallait une, que ce dernier demeurait constant dans ses idées.

La Grotte et le Rocher, si ma mémoire ne me fait pas défaut. Un écrit très intéressant quand on dépasse le premier degré de lecture. Dommage que celui-ci ne bénéficie pas d’une plus grande notoriété.

De nature patiente, le Nara écouta son homologue avec attention, notant mentalement toutes les informations utiles. Lèvres doucement arrondies, le regard attentif, il semblait incarner un élève écoutant avec passion son professeur. Toutefois, contrairement à cette image, Renpei se montrait méfiant. Il guettait le moindre mensonge, ou la plus petite des omissions. Quand le Kraken termina la première partie de son exposé, le fils de l’Ambassadeur en profita pour faire quelques remarques.

Vous savez, je ne suis pas en bon terme avec mon Père. Ce n’est pas pour rien qu’adolescent, j’ai connu l’exil. Hakugaku no Kuni demeure mon foyer, mais je suis loin d’être le bienvenu. Je désire y revenir, mais mon retour est semé d’embûches.

La voix tremblotante, l’éphèbe dévoila une émotivité nouvelle, preuve de sa sincérité.

Quant aux Dokueki... Pourquoi une telle folie ? Grâce à eux, le Continent à éviter de nombreuses épidémies, ils travaillent à améliorer la santé de tous. Leur humanisme est semblable aux Uzumaki, ce sont des vrais alliés de l’Humanité !

Se mettre à dos un tel clan, c’est clairement du suicide. N’a-t-il donc aucune conscience des rapports de force qui règnent sur ce monde ?

Je comprends mieux votre empressement d’agir contre l’Érudition, vous souhaitez connaître la Vérité derrière ses tristes rumeurs.

En silence, l’écrivain fit le comparatif entre ses connaissances issues de la Kabbale et les dires du poète révolutionnaire. L’écart entre ses données le rassura, finalement les Alchimistes d’Etats arrivaient à dissimuler la majeure partie de leur travail. Peut-être était-il bon de signaler une recrudescence de la vigilance, la discrétion étant la meilleure alliée. Heureux de constater les limites du réseau du Kraken, l’homme aux yeux d’émeraude se resservit du thé et en prit une gorgée.

Après l’obsession pour la Vérité, voilà des révélations un peu fades. Déçu de son interlocuteur, Renpei ne put rester muet. Devoir déléguer son art, c’était un aveu de faiblesse insupportable.

Je vois. Je suis attristé de vous savoir si dépassé. Peut-être que je pourrais vous aider. Enfin, quand je dis ça, je parle d’un avenir plus ou moins proche. Voyez-vous, je possède en ma possession un objet qui pourrait changer le monde de l’écriture. Bien sûr, ce n’est qu’un prototype, mais avec lui commence une révolution sans précédent.

Avec une précaution extrême, le Nara dévoila sa « plume mécanique ».

Si je ne me trompe pas, elle pourra à terme remplacer nos plumes et nos encriers. Avec son réservoir, nous gagnerions un temps considérable et son ergonomie rend accessible la calligraphie. Et je ne compte pas m’arrêter à ça. J’ai plein d’idée en tête. Il ne me manque que des artisans compétents.

Conscient des risques de vol, le jeune homme garda pour lui sa plus grande ambition : une machinerie géante à tampon.

Qu’il était étonnant de voir un homme d’un tel âge s’emporter ainsi. Il est convenu qu’avec le temps, les âmes se tempèrent et l’idéal se ternit. Toutefois, ceci ne semblait pas s’appliquer au Kraken. Faisant feu de tout bois, l’Usuzumi s’insurgeait, se rebellait contre l’ordre du monde et revendiquait son droit à la rébellion. C’était fascinant. S’il n’existait pas, il ferait un excellent héros de roman. Un être pur, sûr de ses opinions, qui défie l’Univers. À quand sa chute ? Comment allait-il perdre cette flamme ? Allait-il se résoudre à abandonner tous ses espoirs, face à ses ambitions impossibles ? Ces questions taraudaient le jeune homme, réflexe d’un auteur aimant le drame.

Malgré l’affection que faisait naître les propos de l’idéaliste, Renpei ne put s’empêcher de penser que ce dernier représentait un danger non-négligeable. Par chance, Kaito était déjà recherché et le Nara n’avait qu’à attendre sa fin. Il n’avait pas à intervenir, demeurer neutre était essentiel.

Vu votre expression, je peux en déduire que vous saisissez l’importance de cet objet. Nous pourrions avoir affaire à une véritable révolution. Je ne sais pas si le peuple est prêt à cela, les élites en tout cas, ne le sont pas. C’est une certitude. Écrire est encore synonyme de pouvoir sur le Continent.

Je souhaite changer cela. Il faut entrer dans une nouvelle ère. Que le papier et l’encre ne soient plus des biens restreints. Le monde doit y avoir accès, à eux et à tout le savoir qu’ils véhiculent.

Face aux questions de son homologue, le fils de l’Ambassadeur hésita. Devait-il dévoiler son vol ? Ce n’était pas prudent, il valait mieux se montrer vague.

Disons que j’ai emprunté cet outil, et que désormais, il est mien. Mais par ce geste, je me suis privé de toutes les connaissances qui l’entourent. Malgré mon savoir, je suis incapable de le faire fonctionner. C’est pour ça que je souhaite partir pour Tetsu no Kuni. Des artisans seront plus à même de me guider.

Quant à votre clan, il ignore l’existence de ce prototype. Je connais que trop bien leur appétit pour le monopole. C’est bien le seul désaccord que j’ai avec eux.

Après que Kaito eût étendu un parchemin, Renpei déposa son précieux avec délicatesse. Une certaine confiance régnait dans la pièce.

Maître ? Vous y allez un peu fort. Voyons, je ne suis pas là pour jouer les professeurs. Je vous parle d’égal à égal. Votre avis m’importe. Je connais l’étendue de vos savoirs et je suis curieux d’entendre votre opinion, c’est tout. Ai-je tort ?

Qu’il était étrange de voir deux hommes, jusqu’alors inconnus, se perdre dans une discussion enflammée. Malgré les risques et la défiance, ils semblaient s’amuser dans cette joute verbale improvisée. À les entendre, on pourrait croire qu’ils en auraient oublié le temps qui passe. Pourtant, la flamme vacillante de la bougie sonnait déjà la fin de leur entrevue. Rester plus longtemps ici ne ferait qu’attirer des regards indiscrets. Mais avant de partir, Renpei s’assura de revoir ce collègue quelque peu fantasque.

Donnons-nous rendez-vous au Pays du Fer. Là-bas, vous m’aiderez à trouver le bon artisan pour ce prototype d’exception. En échange, je vous devrais une faveur. Informations, ressources, aide dans le domaine des sciences ou des Calices… Mes champs de connaissances sont variés.

C’est ainsi que procède l’auteur : il identifie le désir de l’autre, le satisfait sans jugement et demande une contrepartie équitable. Bien sûr, on pourrait croire qu’ici, il marche à rebours, dévoilant ses envies sans aucune pudeur. Pourtant, il n’en était rien. Choisissant ses mots avec sagesse, le Chōwajin d’adoption tendait un appât à son homologue, le contraignant à choisir avec hâte sa compensation. Les chances de réussite étaient faibles, toutefois, il fallait bien tenter le coup.

Lorsque le Kraken évoqua sans le savoir le père du Nara, ce dernier ne put s’empêcher d’éprouver du mépris. Il imaginait déjà la scène après la découverte de l’emprunt : l’Ambassadeur hurlant sur son entourage, vociférant des menaces à foison et réclamant aux ouvriers de reproduire l’objet en un temps record. Par chance, la colère aveugle du paternel protégeait le savant.

À vous entendre, j’aime croire que si les conditions avaient été différentes, nous serions devenus de bons amis. Qui sait, j’aurais même pu, peut-être, calmer vos ardeurs et vous évitez quelques ennuis.

Un rire doux s’échappa du corps du jeune homme. Il était honnête, ce Kaito avait quelque chose d’attachant. C’était rare chez des criminels de premier plan, songea le kabbaliste. S’était-il laissé séduire par ce beau parleur ?

Ame n’est pas une option. Je préfère vous le dire franchement. N’oubliez pas que je suis un enfant de l’Harmonie, la loi est chère à mon cœur.

Balayant cette option sans aucun remord, l’éphèbe tourna son attention vers les derniers mots de son interlocuteur. Ceux-ci sonnaient comme des reproches à ses oreilles. L’Usuzumi, pensait-il vraiment que Renpei demeurait ainsi passif ?

Ne vous inquiétez pas pour ça. J’œuvre moi aussi à changer ce monde. Seulement mes méthodes sont plus subtiles que les vôtres. Peut-être que cela vient de ma mère… Dans tous les cas, je sais que le temps est mon allié. Il me suffit d’être patient.

Laissez cet homme décider de la rétribution était un risque certain. Cependant, Renpei n’oubliait pas sa condition de criminel. En accélérant la visite de Tetsu, il pouvait espérer que Kaito soit enfermé avant de demander un quelconque service. N’y voyais là aucun cynisme, seulement une réflexion pragmatique. Le Nara ne pouvait pas se permettre de céder aux sirènes du sentimentalisme.

J’ai eu vent de vos aventures juvéniles, et pas seulement à travers vos écrits. Je suis à la fois admiratif et dubitatif. J’ose croire qu’il y avait un autre moyen, peut-être suis-je naïf. Mais bref, nous pourrions en débattre durant des heures, sans arriver au moindre consensus. C’est toujours pareil avec la politique, il est difficile de partager la même vision.

Sûrement par excès de confiance, l’éphèbe ne pouvait s’empêcher de juger son aîné. Tant de violences, de crimes et de bruits, pour si peu de résultats ? Non, il fallait absolument travailler avec finesse, sinon la mort ne tarderait pas à surgir. C’était une conviction profonde de l’adulescent.

Vous me rappelez un enseignant de l’Académie. Lui aussi avait ce regard romantique du monde… N’y voyais là aucune critique. Je vous envie même. Du fait de mon éducation, j’ai tendance à observer ce qui m’entoure avec détachement. C’est dommage que vous vous soyez attaqué à Hakugaku, vous auriez pu former la nouvelle génération. Leur offrir la graine de la rébellion, et les laisser la cultiver. Cependant, ce n’est pas l’heure des regrets. Je dois retrouver mon logis, et vous votre liberté. Courage à vous, cher ami.

Saisissant la main de son acolyte, Renpei offrit un salut amical et franc.

Au fait, j’attends vos retours sur mes écrits. J’espère que vous les apprécieraient. Je vous enverrai une copie de mon dernier ouvrage quand il sera fini.

Puis, il rejoignit l’entrée, salua une dernière fois le muet et s’engouffra dans les ténèbres. Pas après pas, il disparut, se fondant avec les ombres qu’il affectionnait tant.

Ce fut une rencontre… Lumineuse.