Du sang, de la chair et des os. Comme une monstruosité crachée par les entrailles du Continent, je ressortis de ce Donjon Calice, mon champignon de compagnie m'ayant guidé jusque-là avant de rejoindre ma poche ; il ne pouvait continuer plus loin sans risquer d'attirer trop de regards curieux. J'étais seul, avançant tout droit, le regard tourné vers le sol. Enfin, je n'avais simplement pas remarqué la présence de l'Usuzumi, lui aussi blessé au niveau des doigts. Chaque courant chaud, chaque mouvement serra ma mâchoire de douleur, et tout le monde pouvait en être témoin, ma joue à nu offrant une parfaite vue sur mes dents.

Toutes les activités des badauds un peu plus loin s'arrêtèrent, les regardant avec peine, les deux aventuriers déambulant dans la rue, le sang marquant leur passage, tandis que des lambeaux de ma peau accompagnaient le liquide carmin dans sa chute. Nous ne devions pas être les premiers à ressortir en piteux états de ce coin du Pays du Fer. Mais il fallait dire que voir un grand costaud comme moi regarder le sol, la moitié du corps dévorée, ça ne devait pas laisser indifférent.

Ce fut un petit homme, assez âgé à en croire le timbre de sa voix, même si je ne l'avais même pas regardé, mon regard continuant de s'ancrer sur le sol, qui nous donna une direction. Visiblement, non loin d'ici, en périphérie de la capitale, un tout petit artisan local semblait pouvoir nous aider. Un vrai marchand, un docteur, un arnaqueur, peu m'importait, ce n'était plus mon esprit qui réfléchissait, mais bien les restes de mes muscles qui battaient le pavé en ligne droite. Ce fut Kaito qui m'ouvrit maintenant la voie, en direction du petit local où semblait vivre ce mystérieux artisan. Ma paume s'encastra dans la porte, sans toquer, je vins ouvrir la bâtisse, me stoppant un instant ; je levais finalement la tête.

« Je t'en supplie, donne-moi à manger. »

Mes genoux vinrent rejoindre le sol, mon estomac rugissant dans un bourdonnement gargantuesque. Ouais. On avait chacun nos priorités ici, et la faim était la mienne.

Le Nurarihyon s’affairait au rayonnage de son magasin. Les ouvriers, une demi-douzaine d’automates, réarrangeaient les étagères pour mettre en place un système de gondole. Le stockage linéaire offrait une meilleure visibilité pour les produits et permettait de mettre en avant ses articles phares : les têtes de gondoles. Le commerçant opérait tel un maestro : il dictait ses volontés aux serfs.

La lame de fond de bois, de rouages et de mécanismes cachés se déversa dans les artères de son magasin. L’unité du bâtiment et des travaux publics réussit à pousser les murs, nettoyer le magasin et ériger des linéaires. En cela, les travailleurs offrirent à l’échoppe un nouveau souffle de vie ; le capharnaüm était battu en brèche.

Un titan de sang, de chair et d’os, manqua d’exploser la porte de la devanture de Nihon Godo Kaisha. Une énième tentative de violence économique lancée par les commerçants véreux du quartier ? Les pantins-yokai du fond de l’antre s’éveillèrent, prêts à bondir sur les spectres du Marché Noir. La rencontre des genoux du dévoré vif avec le parquet vermoulu de son stand permit au gérant de museler ses bêtes : il ne s’agissait que d’un client un peu trop rustre.

Le ventre de la passoire humaine quémandait de la nourriture, alors que son épiderme suppliait d’être protégé de la brise. Aussitôt, un camarade plus âgé apparut dans l’encadrement de la porte - presque - atomisée. Le quadragénaire n'était pas en meilleur état : trois doigts manquaient à sa main. Aïe. Il venait de s’employer à nettoyer son magasin, et ces deux aventuriers crachaient leur hémoglobine partout.

— Oof. Vous êtes salement amochés.

Les iris céruléens de l’artisan-marionnettiste se mirent à briller de mille feux. Eu égard à leur état de santé, les clients se muaient en poule aux œufs d’or.

— L’estomac peut être atteint : vous risquez une hémorragie et des infections à vous balader comme ça. Fort heureusement héhé, vous êtes tombés sur Nihon. Des trous dans la peau… De la chair visible… Des dents apparentes… Une bonne petite formule tout-en-un, ça peut se faire ! Olalalah, mais vous aussi ! Des doigts en moins, je dois bien avoir quelque chose pour ça…

Du chiffre, du chiffre, du chiffre : l’artiste-ébéniste listait chaque problème et y rattachait un montant probable. En additionnant les matières premières, le sol ensanglanté, les dégâts à sa porte, le coût de la main d'œuvre, puis en multipliant le tout par le nombre de blessures individuelles, la transaction affichait une coquette somme. Quel plaisir d’être un adepte du Kugutsu dans ces moments-là.

— Vous avez de quoi payer ?

Tout comme on n'apprend pas au singe à faire la grimace, Nihon attendait évidemment une preuve de leur capacité financière. L’entrepreneur acceptait autant les sommes en numéraires que celles en nature, un petit écriteau l'affichait sur la devanture qu'ils venaient de franchir.

Véreux. Le petit homme d'âge mûr nous avait envoyés à une adresse qui pouvait visiblement nous aider. C'était une échoppe, plutôt bien rangée et bien achalandée pour une simple boutique de banlieue du Pays du Fer. J'étais plus souvent habitué à voir des forgerons, des mineurs, des souffleurs de verre et tout un tas d'autres producteurs d'armes, qu'une petite échoppe aux allures aussi réfléchies et organisées. J'avais été rustre en enfonçant complètement la porte avec moi, mais bon, qui pourrait bien en vouloir à un homme au seuil de la mort n'ayant qu'une seule requête : manger.

Visiblement, la gentillesse et l'aumône n'étaient pas une qualité inhérente à chaque individu sur ce Continent, je le savais déjà, mais il était dur d'y être confronté dans cet état pitoyable. Si d'ordinaire j'aurais sûrement joué des muscles pour lui demander pourquoi exactement il ne pouvait pas fournir un seul morceau de pain avant de parler argent, là, mon état grossier à l'allure de mort-vivant ne me permettait pas de faire des manières. Mon regard s'éleva vers l'androgyne à la coupe blonde, homme ou femme, peu importe, il n'était qu'un marchand véreux à en voir ses manières.

« Je t'ai juste demandé un foutu truc à manger... »

Une voix basse, grave, comme un murmure soufflé par le trou dans ma joue. Ma petite poche se mit à remuer un instant, avant que le champignonnesque aventurier ne vienne en sortir. Il se posa sur mon épaule pour se mettre quasiment à hauteur du blondinet, histoire d'être bien visible. Il se racla la gorge un petit instant.

« Bon, toi. Excuse-le pour la porte, l'allure, etc. On s'en fout. C'est un bon ami d'Imono Tetsumaru. Soit tu l'aides et il te revaudra ça. Soit tu le laisses pourrir et elle sera au courant de qui a laissé crever comme un chien son petit protégé. Pour la porte, il paiera comptant. »

Et oui. Si je n'étais qu'un tas de muscles réfléchissant en engrenage et en courroie, Banado avait vite compris comment fonctionnait le Continent depuis qu'il était sorti de son Donjon Calice. Il avait compris que les humains n'étaient que des animaux en quête de puissance, de reconnaissance et de pouvoirs. Il n'y avait que très peu, voire même moins, d'hommes foncièrement bons sur cette foutue terre.

Le commerçant affiche un sourire poli et laisse les trois énergumènes prendre la parole, tour à tour. Selon toute vraisemblance, les aventuriers se pensaient au sein d'un foyer familial - là où leur génitrice les choyait encore. Hélas pour eux, ils n’étaient pas chez leur mère, mais bien à Nihon Godo Kaisha.

Interloqué à la vue du champignon humanoïde, les propos de la chose distordaient un peu plus le sourire de l’entrepreneur. Les trois blessés ne manquaient pas de culot en tentant d’agiter leur carte secrète : Imono Tetsumaru, la Shinigami de la Forge du Monde.

— Oui, oui. Je suis moi-même un proche de Musashi Kabushiki Kaisha et figure du Consortium. Pensez-vous pouvoir entrer dans l’échoppe d’un honnête commerçant, saccager les lieux et imposer votre volonté sous prétexte que vous avez le bras long ? Nous ne sommes pas à l’Abondance, mais à Sekaitan… Et ici, tout travail mérite salaire !

Le groupe éclectique ne maîtrisait pas les codes de la capitale économique du Continent. Depuis la tentative d’effraction de quelques Yakuza, chassés par un bretteur de la Roche, le Nurarihyon avait musclé son jeu. Stoïque, il ne se laissait plus dominer aussi facilement. Toutefois, contrairement à ses trois auditeurs, le vendeur connaissait les limites à ne pas franchir.

— Les affaires ne marchent pas comme ça par ici. Le troc sans gage n’a pas de substance : c’est comme chasser des rêves et se plaindre de ne pas parvenir à son but.

Un claquement de doigt et un fil iridescent se développa depuis son index pour gagner une fenêtre, escalader la façade extérieure, puis agripper un morceau de pain se trouvant sous les combles. Pour illustrer sa bonne foi, l’entrepreneur partagea son pain avec l’estomac humain.

— Vous avez de quoi vous repaître.

Nihon était dur en affaires lorsque d’éventuels prospects se montraient durs.

— Avec vos blessures, la quantité de sang qui s’échappe, il est peu probable que vous arriviez dans le centre-ville sans vous être vidés de votre sang. Cessons les tours de passe-passe. Que proposez-vous ?

Règle numéro un du commercial : toujours profiter des failles de son client pour le faire chiffrer. En temps normal, une outre d’eau ne valait rien. Perdu aux cœurs des dunes insoumises, sous l’empire implacable de l’astre solaire, sans oasis à des lieues, cette outre valait une fortune. Tout n’était qu’une question de circonstances. En l’état, leur survie correspondait à cette eau chassant la déshydratation inhérente au désert.

— Le champignon est acquérable ? Je n’ai jamais vu ce type de créature. Où l’avez-vous découvert ? Est-il mangeable ?

L’intérêt de l’artisan-marionnettiste se fixa sur le pouce vert, laid et teigneux. Deuxième règle du commerçant : agiter un drapeau rouge pour attirer les cornes du taureau. Le commerce était un jeu de dupes pour les non-initiés. Chaque échange incarnait une fiche couche de fausse information, de bluff et de mensonge : il ne fallait jamais laisser à son vis-à-vis l’opportunité de savoir ce qu’il cherchait réellement. Hélas, leur physique flagellé parlait pour eux.

— J’ai en boutique de quoi fixer votre main et votre peau.

L’adepte du Kugutsu agitait son billet d’or au nez et à la barbe des deux mutilés. Il savait qu’ils feraient un effort - à quoi bon être têtu dans une telle situation.

Hautain. Visiblement, l'androgyne blondinet était doté de tout un tas de qualités qui avait le don de m'énerver au plus haut point. Des paroles, des paroles, encore des paroles. Et vas-y que je suis du Consortium, et blabla on est à Sekaitan, oui moi je suis proche de Musashi blablabla. Mais c'est qui ce mec en fait. Je venais presque à regretter de ne pas être mort sur le chemin mais j'étais quand même content d'avoir pu défoncer sa porte et souiller son sol avant de m'éteindre.

En tout cas, il en avait de la gueule, et c'était compréhensible vu notre piteux état. Peut-être aurait-il moins fait l'ange de la destinée si nous étions en pleine forme. Cela dit, il voulait une contrepartie, ce qui était compréhensible vu sa petite échoppe de banlieue qu'il troquerait sans aucune hésitation pour une plus grande en centre ville. Un véritable rapace, mais bon, qui pouvait réellement lui en vouloir dans ce Continent où la gentillesse à décider de prendre des vacances pour laisser le profit et la mesquinerie prendre le relais. Un morceau de pain fut déposer entre mes mains.

« Merci monseigneur pour ce morceau de pain. Que vous êtes généreux. »

J'engloutis sans effort le quignon qui me fut servi comme à un animal malade. Je venais me relever difficilement, refusant de me trouver dans cette position, à genou face à lui. Mon acolyte champignonnesque me tapota sur le mollet pour attirer mon attention. Un signe pour tout casser ? Il voulait que j'arrache le toit de son échoppe ? Que je rase entièrement les rayons d'une gigantesque gifle ? Que je lui envois un énorme coup de tête dans le plexus pour lui passer l'envie de faire la grande gueule ? Non. De toute façon, j'en étais bien incapable pour l'instant. Il allait prendre le relais, les négociations c'était vraiment pas mon fort, surtout avec ce type de personnage.

« Bon, désolé de vous avoir énervé. Vous comprenez bien que la situation est urgente et que je fais tout mon possible pour le soigner le plus rapidement possible. Je serais ravi de me poser à une table autour d'un bon bol de racines avec vous pour que vous m'étaliez tout vos hauts-faits et que vous m'expliquiez votre place au Consortium. Mais au risque de vous surprendre, la situation est urgente. »

Banado apprenait vite de ce genre de mec, ou de fille, j'avais même pas vraiment réussi à différencier à vrai dire. Bref. J'avais presque peur qu'ils deviennent comme eux à la longue. Mais je vis son regard changer, lorsqu'il lui fit l'affront de le considérer comme un animal et encore plus comme un met comestible. D'ordinaire, ce genre de réflexion sur mon compagnon de route était suivi d'une énorme droite dans le menton. Aujourd'hui, il fallait faire sans. Dans quel bourbier on venait de se mettre en arrivant ici.

« On va dire que je n'ai pas entendu votre dernière insulte à mon égard. Montrez nous les produits et fixer un prix, puisque de toute façon nous n'avons ni le temps, ni l'envie de rester un peu plus en votre compagnie. »

Le bluff fit mouche : les trois aventuriers tombèrent dans le piège verbal. Voilà qu’ils le prenaient pour un suppôt de Musashi, ces mêmes personnes qui arguaient connaître Imono Tetsumaru. Aïe, aïe, aïe. Les explorateurs venaient de se faire avoir à leur propre jeu.

— Je comprends votre désarroi, voilà pourquoi je vous propose une réduction de 20% sur le montant final des opérations. Voyez ceci comme un gage de ma bonne foi. La question de l’argent est une étape préalable obligatoire à Sekaitan. On nomme cette étape les négociations précontractuelles !

Dans les faits, ou plutôt dans les chiffres, cette réduction permettait toujours au commerçant de se faire une marge de plus de soixante-dix pour cent sur ses services. Il incarnait sa propre main-d'œuvre, sa masse salariale ne pesait rien. Seul point noir de ce carrousel bien huilé : la nécessité de se fournir en bois.

— Trois phalanges… Des fragments de peaux… Souhaitez-vous un mécanisme à l’intérieur ? Il s’agit d’une option. Vous pouvez mettre une lame, un projectile, un grappin, du saké, un compartiment, un message caché…

L’entrepreneur véreux ponctua sa tirade d’un silence, laissant monter les enchères, puis reprit sur ce qu’il attendait : la position du trésor des Anciens Architectes, que le quadragénaire venait de révéler.

— En contrepartie de ma prestation de service… Que diriez-vous de me révéler la localisation du Calice de Tetsu, ce qui permettra de diminuer quelque peu la bourse de ryos attendue. Vous trouverez plus d'informations sur la grille tarifaire.

La senestre pointa un petit écriteau mural, qui recensait les différents services et prix de la maison.

▬ Réparation de meuble : 100 ryos.
▬ Confection de meuble : 500 ryos.
▬ Entretien de prothèse : 800 ryos.
▬ Système additionnel : 1.000 ryos.
▬ Conception de pantin : 2.500 ryos.
▬ Création de prothèse : 5.000 ryos.

— Avons-nous un accord ? Si cela vous sied, je m’attèlerai à fixer vos blessures.

Sans scrupules. C'était presque à croire qu'il se réjouissait de me voir à l'article de la mort et Kaito démuni de ses talents à cause de la perte de ses doigts. Je suis sûr qu'à l'intérieur de lui il devait rigoler très fort et attendre qu'on se rapproche encore plus de la mort pour nous soutirer le maximum d'argent. Une réduction ? Ouah. Comme si il pensait nous avoir après son discours sur les lois du marché et son air de m'as-tu vu. L'androgyne avait clairement décidé de nous l'enfoncer bien profond en nous regardant droit dans les yeux. De toute façon, que pouvions-nous faire d'autres, nous avions fait un détour pour venir ici, et il était clair que si j'entreprenais un nouveau chemin vers une nouvelle boutique j'allais crever sur le goudron comme un vieux clébard. On était donc à la merci de l'androgyne, qui, ça se trouve était en plus de ça un charlatan.

« Bon et bien comme dis, nous n'avons pas le choix donc énoncer vos pr... Bordel de merde. »

Les yeux de Banado venait de se poser sur le petit écriteau symbolisant la grille tarifaire de l'escroc. Si pour certains cela pouvait sembler être un petit investissement quand on se trouve à l'article de la mort, il était clair que je ne disposais pas d'un tel montant. Plusieurs choses à prendre en compte pour cela : mon appétit vorace à base de douze repas par jour. Ensuite, mon combat contre Kaito ici présent où j'ai du payer de ma poche les réparations sur la route que j'avais malencontreusement abimée. Ensuite, j'avais quand même passer pas mal de temps à mendier sans travail donc je ne partais déjà pas avec une bonne avance. Ensuite, j'avais dû acheter des vêtements car apparemment à certains endroits du Continent c'est mal vu de se balader torse nu. Ensuite, bah j'avais plus vraiment de travail en fait, donc pas de rentrer d'argent. Bref. Tout ça pour dire que c'était bien trop pour moi, bien que son idée d'y rajouter un petit mécanisme à l'intérieur de ma joue m'avait presque fait oublier toute son arrogance.

« Bon, Usuzumi Kaito, si tu veux lui dire pour l'emplacement du Calice ça arrangerait pas mal la brute à moitié morte là hein.... »

Après un âpre échange, plusieurs invectives, et une longue tentative de négociation, les trois hommes et le champignon trouvèrent un terrain d’entente. Le prix cumulé, diminué par un prix d’ami et la révélation du Calice de Tetsu, rencontra le consentement des épaves charnelles. Il suffisait de commencer par là, plutôt que de compter sur l’empathie d’un marchand véreux, au sein de la Capitale économique du Continent.

— Nous partons sur un prix classique, c’est entendu. Vous pourrez toujours revenir, en cas de défaillance, de blessure supplémentaire ou si vous souhaitez équiper vos prothèses d’un mécanisme atypique.

Le regard du mercantiliste bascula entre le titan inconscient et le mécène diminué. En temps normal, il aurait laissé au binôme le soin de choisir eux-mêmes qui souhaitait commencer.

— Si cela ne vous dérange pas, je commencerai par votre camarade dont la vie ne tient plus qu’à un fils. Cela risque de causer une vive douleur, nul n’est jamais vraiment prêt de se voir greffer du bois conduisant le Chakra. Je vous prie de bien vouloir le retenir, au moins ses poignets ou ses chevilles : il arrive parfois que la douleur génère des spasmes. N’ayez pas d’inquiétude si cela arrive.

Dix fils iridescents se déployèrent depuis les dextres du mercantiliste. Chaque excroissance filandreuse se greffa à un morceau brisé de marionnette dans le stock de la N.G.K, ainsi qu’à plusieurs outils, un épais morceau de bois et une cruche d’alcool.

— Serrez ce bâton de toute vos forces, l’alcool va désinfecter les plaies, chasser le sang et me permettre de plus facilement sceller les trous de votre peau.

L’artisan-marionnettiste chassait son masque de l’arrogant pour celui de maître du Kugutsu. L’outre d’alcool glissa sur la peau sanguinolente du Templenaute, et battit en brèche les traces d’hémoglobines asséchées. Pour cette entreprise, le Nurarihyon se retrouva dans l’obligation de dévoiler sa main monstrueuse, un membre nivéen, semblable à du Kiyome no Sobi. Les phalanges du gérant furent lavées d’alcool, avant de commencer à compter les nombreuses passerelles vers l’intérieur de l’Akimichi.

— Quelle horreur… Quelque chose à chercher à vous dévorer de l’extérieur… Je ne pense pas que cela fera plus mal que ce que je m'apprête à vous faire.

Tel l’émissaire de la Grande Faucheuse, le chirurgien-ébéniste, tendait les interstices de son index et son majeur, et ajoutait de son autre main pièces après pièces. Nihon prenait le soin de retravailler la forme de chaque morceau d’épiderme avant de l’insérer dans sa mosaïque. Par la suite, les fils de Chakra, inhérent au domaine des Monzaemon, scellaient définitivement le virtuel du réel en rattachant les fragments au système circulatoire de Dodoro, et donc à ses tenketsu - ce point causait toujours une vive douleur, pire que l’alcool désinfectant une plaie. Les minutes défilaient, et les trous furent rebouchés.

Vous n’êtes pas habitués, donc cela est normal de sentir une légère gêne. D’ici un jour ou deux, vous serez complètement habitué. Avant de passer à votre collègue, j’ai besoin que vous utilisiez votre Chakra, sans détruire ma boutique. Je dois m’assurer que tous vos tenketsu soient reliés.

Légère oeillade sur le pantin-humain.

Souhaitez-vous que l’on adapte votre nouvelle peau à votre pigment naturel ? Vous gagnerez en discrétion…

Spoiler:

Enfin. Après de longues négociations nous arrivions enfin à nous mettre d'accord. Pas trop tôt, le sang s'échappant de tous les pores de ma peau peignait un peu plus le sol de la boutique. Et cette fois, c'était pas ma faute, si il avait décidé d'au moins panser mes plaies avant de se la jouer grand directeur de la Banque Shugyoku, il aurait pas eu à changer l'intégralité de son sol. J'avais plus d'argent de toute façon, il allait tout me prendre pour me rafistoler. J'espère au moins qu'on as pas à faire avec un arnaqueur. Si c'est le cas, j'userais de mes dernières forces pour l'emporter avec moi dans la tombe.

Il me fila un bâton que je devais serrer le plus fort possible pour soi-disant atténuer la douleur. Pourquoi pas. Même si je doutais que tout ça allait faire si mal que ça... Euh...

« AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAH ! »

La pièce venait trembler sous ce cri sorti du tréfond de mes entrailles. Bien que je venais de me faire manger vivant par une fourmi sous drogues militaires, l'adrénaline de la fuite m'avait presque fait oublié les plaies béantes sur la moitié de mon corps. Il est clair que l'alcool venait de me faire comprendre dans quel mauvais état je me trouvais. Plusieurs larmes s'échappait de mes yeux tandis que je venais détruire le bâton à la première pression de ma paume de main. Bordel. Il me faut quelque chose à serrer.

« N'y pense même p-... »

Je venais saisir mon champignonnesque compagnon que je serrais à l'intérieur de ma dextre pour évacuer la douleur. Merci Banado, mon ami, toujours là pour me soutenir malgré les accidents de la vie. Je venais petit à petit accepter la douleur, ou du moins m'y accoutumer, même si ça restait une des expériences les plus douloureuses de toute ma vie. J'alternais entre perte de connaissance et retour à la réalité. Je sentais les fils de chakra, cette technique si particulière originaire du Pays de la Céramique. Ayant vécu de nombreuses années au Pays du Riz, je connaissais très bien les us et coutumes de nos voisins, et notamment du clan Monzaemon et ses marionnettistes. Je ne m'attendais clairement pas à en voir un au Pays du Fer cela dit. Bref.

Après être tombé dans les pommes une bonnes dizaine de fois et avoir failli tuer Banado, qui jonchait sur le sol en essayant de reprendre son souffle, le travail semblait effectué. Un bon bain de sang avait tapisser un peu plus le sol autrefois immaculé. Je ne sentais plus le vent caresser mes entrailles et l'intérieur de ma bouche. Premier test, la mâchoire, le plus important pour continuer à pouvoir manger correctement. Plusieurs ouvertures de bouche et le test fut passé. L'androgyne voulait maintenant que je test les capacités de mon chakra, ce bois spécial ayant été relié à mon système chakratique grâce à l'utilisation des fils. Une belle prouesse, je devais bien l'admettre. Ma main grossis légèrement, histoire de ne pas trop forcer d'un coup. Puis je vint doubler ma taille, voir si la peau boisée suivait l'agrandissement total de mon corps. Et bah. Il est plutôt fort ce petit con finalement.

« Bon, je crois que je te dois quelques excuses. Merci pour ce truc. Et non, laisse la partie boisée comme elle est. Au moins, je pourrais me souvenir de mes erreurs et ça me fait une belle gueule d'aventurier, j'aime bien. »

Immergé dans son œuvre, la crinière fauve ne prêta pas attention au gnome-amanite, qui faillit imploser à multiples reprises en raison de la pression qu’exerçaient les mains du géant sur son petit corps. Pour assurer une telle prouesse, les adeptes du Kugutsu entraient dans une sorte de transe artistique. D’aucuns appelaient cet état le flow ; un état d’éveil supérieur où les capacités d’un individu se retrouvaient multipliées. Ce graal ne s’offrait qu’à une poignée d’élus, ceux ayant exercé des dizaines de milliers d’heures leurs arcanes.

Certes, le Nurarihyon ne pouvait s’asseoir à la table du sérénissime Monzaemon Chikamatsu, ou même de Monzaemon Eiichiro. Il ne disposait d'aucune faculté martiale : sa conception du marionnettiste se limitait aux frontières de la création de marionnette simpliste et aux prothèses. Pour autant, il réussit à inverser cette faiblesse en force, et les deux Templonautes eurent l’occasion de le voir de leur propre yeux.

Suite à la remarque de son patient, Nihon se contenta d’un sourire poli et acquiesça cette décision d’un signe de tête. Aucune inimitié ne se reflétait sur le visage opalescent de la crinière fauve. Tout n’était qu’une question d’argent, in-fine. En augmentant la taille de sa dextre, l’Akimichi put ressentir le sentiment de ne faire qu’un avec le bois : rattachée à son système circulatoire, les tenketsu considéraient cette peau artificielle comme… de la peau naturelle. Une façon habile de tromper son propre organisme, tout en continuant de profiter de son arcane clanique. À l’instar des Uzumaki, le Kugutsu trônait au sommet de la pyramide du rafistolage d’urgence.

— J’ai appris les secrets du Kugutsu dans les livres que contenaient ma demeure sociale à Chowa.

Une manière bien humble de mettre en lumière qu’il réussit un exploit : celui-ci d’apprendre, en autodidacte, un Hiden dès son plus jeune âge. En outre, le qualificatif social renvoyait à l’idée d’exilé ayant obtenu le statut de réfugié. Le Nurarihyon ne taisait pas son passé. À ses yeux, il s’agissait d’une force.

— Il y a des dizaines de milliers d’heures derrière ces gestes. Approchez votre main.

Sans un mot, ni même un regard porté en direction de l’Akimichi, du fungus ou vers le faciès du mécène, un claquement de doigt conjura plusieurs doigts depuis les rayons-stock de sa boutique. Une dizaine de doigts en bois furent disposés sur le genou du commerçant, lui-même assis en tailleur sur le sol. Doucement, il intima à son second patient de le rejoindre au sol, en tirant sur son poignet.

Les iris céruléens de l’artisan-marionnettiste examinèrent ce qui restait des dix doigts de l’Usuzumi. Dans un geste mêlant expérience et élégance, il rabota la longueur et l’épaisseur de certains doigts. À chaque fois que la matière se retrouvait diminuer, la prothèse était comparée à l’exemple organique. Établir un haut degré de précision était important, d’une part pour obtenir des retours de clients qualitatifs, d’autre part pour assurer la fonctionnalité de la prothèse. Il ne fallait pas d’index trop long ou trop gros. L’esthétique se ralliait à l’efficacité.

— Vous allez avoir mal.

La prévention ayant été assurée, l’alcool gagna les phalanges sectionnées, puis, sans attendre, les segments boisés s’enfoncèrent dans sa chair. Une douleur modérée parcourait le membre : la suite serait légèrement plus violente. Les fils de chakra profitèrent des interstices d’un doigt mécanique pour remonter jusqu’en direction des tendons et rattacher la création au muscle. Le raccord effectué, il était désormais nécessaire de coudre, comme pour Dodoro, un lien de Chakra entre le système circulatoire et l’ajout artificiel, de sorte à ce que le Chakra puisse se propager librement dans cette simili-main.

— Je pense que nous sommes bons. Testez vos nouveaux doigts. Ne forcez pas dessus pendant quelques jours, les doigts se brisent plus facilement que la chair dû aux efforts réguliers.

Un automate, de la taille de Banado apparut aux côtés du Kugutsushi et récupéra les différents outils du chirurgien qu’il alla nettoyer, aseptiser et ranger dans les rayons afférents.

— Si un problème arrive, vous pouvez m’envoyer une lettre et des ryos. Vous serez livrés en quelques jours normalement. Je vous remercie pour la localisation du Calice, en espérant que nous puissions faire affaires dans le futur !

Le gérant de N.G.K resta pensif quelques secondes.

— Vous semblez être des aventuriers intrépides, qui ne craignent pas la mort et les défis. Je recherche moi-même des âmes vaillantes pour un projet de Tour du Monde. Généralement, je me tourne vers des natifs des pays que je visite… C’est plus facile pour explorer des lieux inconnus et pour récupérer des marchandises endémiques. Si cela vous intéresse…

Comme neuf. Les larmes, le sang et la chair avait composés un léger amas visqueux sur le sol comme signe de la réussite de l'entreprise du marchand. Finalement, nous n'avions pas à faire à un arnaqueur. Même si je n'avais pas encore testé cette peau artificielle en situation de combat, adepte du combat rapproché. Il était évident que si elle parvenait à suivre le grossissement de mon corps alors elle faisait dores et déjà office de merveilleux plan de secours, surtout lorsque je me trouvais à l'article de la mort.

La peau était réparé, les plaies suturées, mais je ne pouvais pas vraiment me considérer comme complètement soigné, les lourdes pertes du liquide carmin entraînant maintenant vertiges, difficultés respiratoires et de concentration. Je continuais quelque peu à faire tourner mon bras et mes hanches afin de tester la résistance et la souplesse de cette nouvelle peau boisée, tandis que mon compère Usuzumi subissait le même sort sur sa main. Visiblement, après avoir partagé les prémices d'une mort certaine, nous partagions la douleur de l'apposition de prothèse. Je restait non loin de Kaito, lui posant une main sur l'épaule en guise de soutien émotionnel. Je ne savais pas vraiment si cela lui apportait quelque chose, mais c'était en partie à cause de moi qu'il s'était retrouvé au cœur du donjon du Pays du Fer.

La discussion bascula rapidement maintenant sur une sorte de recrutement. Le marchand s'était bien caché de nous en parler avant d'énoncer ses prix et avant que nous lui donnions la position du Calice. Il était vraiment plus malin que ce que j'avais imaginé. Il était clair que nous pourrions lui être d'une grande aide dans son entreprise, mais les négociations étaient déjà terminées, nous ne pouvions nous servir de ça pour faire pencher la balance de notre côté. Un vrai marchand et homme d'affaire finalement, rien de bien choquant dans ce Continent sans foi ni loi.

Mon corps tituba un instant vers l'arrière, avant de revenir sur mes pas, les vertiges se faisant de plus en plus fréquent. Il me fallait des soins supplémentaires. Au moins, je pouvais rentrer au cœur de la capitale sans craindre de m'effondrer sur le sol me baignant dans mon sang. Le petit champignon déposa une bourse contenant toutes mes économies dans les mains du petit automate.

« Je penses que j'ai besoin de soins supplémentaires. Je n'ai pas eu le temps de me présenter seul : Akimichi W. Dodoro, enchanté. Je pourrais connaître le nom de celui qui m'as sauvé la vie avant de retourner vers la capitale pour me soigner complètement ? Et pour ton histoire de Tour du Monde, je vous laisse voir ça entre vous, pour l'instant je ne suis pas apte. Usuzumi Kaito, désolé pour le Calice, nous y retournerons plus fort et merci de m'y avoir accompagné. »

Les jambes fragiles et incertaines transportaient mon corps vers la sortie, sans me retourner, d'un simple geste de main, je vint saluer les deux hommes prêt à s'élancer dans une nouvelle négociation. La mort n'avait jamais été aussi proche que quelques minutes auparavant, finalement, mon désir d'arpenter chaque Calice du Continent était peut-être une entreprise plus difficile que je l'avais imaginé.

Sous les dextres expertes de l’artisan-marionnettiste, les deux clients diminués venaient de retrouver un semblant d’humanité. Le sang fut conjuré, tout comme la perte d’une partie de soi. Certes, l’Usuzumi et l’Akimichi ne seraient plus jamais les mêmes, tant que ce fragment synthétique violait leur corps. Toujours est-il qu’il s’agissait d’un mal pour un bien : un cataplasme éphémère offrant quelques semaines de vie supplémentaires. Nul doute que des aventuriers expérimentés comme eux feraient la rencontre d’un Uzumaki, voire d’un Fujimi, qui les reconstruirait comme à l’origine. Hélas, cette faculté faisait défaut aux Monzaemon et autres adeptes de la voie du Kugutsu.

— Nurarihyon Nihon. Enchanté.

Le commerçant dodelina de la tête : il acquiesçait les propos du maître ingénieur. Dans un pareil état, et malgré la fixation de prothèse fonctionnelle, il était crucial de préserver sa santé. Dans les artères de Sekaitan, il existait mille et une façons de retrouver la paix : bain de boue, bain de métal froid, sauna, automates masseurs, etc.

— Vous avez raison Dodoro. Il est important de vous ménager, au moins pour les prochains jours. Nourrissez-vous, le corps est le support de l’âme !

L’intérêt du mercantiliste fut happé par le quadragénaire. Les deux briscards parlaient la même langue, celle du commerce.

— Je n’imagine pas répéter l’exploit de Sieur Tachibana Ojin. Je voyais mon tour du monde comme un acte plus personnel, une visite terrestre des différents Continents. Pour l’heure, j’ai eu la chance de visiter le pays du Feu. Je n’aurai pas l’outrecuidance de me considérer aventurier. Je ne suis qu’un petit commerçant de quartier qui aspire à découvrir le Continent, voyez-vous ?

Un léger sourire anima sa lippe.

— Je peux vous payer en espèces sonnantes et trébuchantes, comme en action dans ma société. Cela vous permettrait de figurer parmi les actionnaires du futur groupe de sociétés Nihon. Vous l’aurez compris, il existe mille et une façons de récompenser les valeureux guerriers.

Le gérant de N.G.K accompagna jusqu’au pas de la porte le dessinateur.

— Vous devriez suivre l’exemple de votre compagnon. Nous aurons tout le temps d’en rediscuter une fois que vous serez sur pied.