L’apparition d’Ido-Shima au large du Pays de l’Harmonie avait chamboulé l’échiquier mondial, et le cœur de ses habitants. L'événement était extraordinaire : un point de non-retour pour les témoins directs, comme pour les spectateurs en fond de Continent. Cette Résistance inouïe, entre des parangons du Bien et des renégats du Nuancé, avait été le parfait terreau pour remodeler les esprits – de quoi permettre à la plus sale des crapules de tendre sa main vers un meilleur idéal.

Même si Uhen ne représentait pas si parfaitement ce groupe de malins, il avait tout de même un pied dedans, ce qui lui permettait de transiter vers cette nouvelle personnalité chérie. Pendant longtemps, il avait causé des exactions sur les régions orientales du Yuukan – tantôt à Hi, tantôt à Garan, tantôt à Kaminari – et essayait dorénavant de sauter dans le train de la Paix et de l’Union pour se racheter auprès de l’opinion publique.

Lors de ses pérégrinations d’idées – soutenues par un Vestige de plus en plus manipulateur, tirant dans l’ombre les ficelles de son développement humain – l’enfant de l’os eut l’illumination de sublimer son habitude de création d’arbres calciques et autres constructions osseuses. Ce Rivage, qui avait connu tant de déferlantes de chakra, se devait d’être honoré. Et, pour ce faire, le Mizujin avait besoin d’un coup de main.

— Senju ?

Parmi l’effectif connu des Héros de la Paix, quelques membres du clan de la Flore se trouvaient encore dans les environs de Chōwa. D’un grand sourire sincère, enfantin et naïf, Uhen essaya de briser la glace lors de cette première interaction avec l’étranger. Il n'y avait là aucun stratagème : c'était simplement ce qu'il était.

— Moi, c’est Uhen ! On s’est croisés, sur la plage. C’était trop cool, ta façade gravée, et ton utilisation des racines. J’avoue que je suis un peu jaloux… Mais, eh, c’est pas l’important ! Un jour, j’espère que je serais aussi grâcieux que toi. Dis ! Est-ce que tu accepterais de m’aider sur un petit projet ?

Modeste, l’enfant de l’os ne se vantait pas de sa propre puissance. Il se contentait de survivre, grâce à la Chance et à la présence quasi permanente de sa sœur non loin, sans penser que ses actions et exactions étaient de véritables prouesses. Malheureusement pour ses nombreuses victimes passées, elles l'étaient.

— Voilà. J’aimerais créer un arbre d’os organique. Qui pousse tout seul, et tout ! On pourrait peut-être travailler tous les deux. Et faire un joli amalgame de bois et d’os, sur la plage, pour rendre hommage aux martyrs de la Shiroi Ihei ! Je suis sûr qu'on pourrait trouver une liste des disparus, en demandant gentiment.

n serait imbécile de laisser le traumatisme d’une blessure empêcher qu’on la considère pour ce qu’elle est. Bien des âmes n’iraient plus fouler le rivage de Chôwa, beaucoup d’autres demeureraient aveugles par mauvaise pudeur en l’arpentant. Et cela, la Dame ne pouvait leur en vouloir.

L’éveil d’Ido-Shima devint un évènement trop grand pour que sa gravure ne laissât pas de larges pans de fresques dans l’ombre de l’incompréhension, celle-la même qui affligeait l’esprit de ceux qui avaient souffert en des termes encore inconnus, se greffant à la tribu de ceux qui furent ainsi meurtris par le dessein colossal du Destin. La douleur, la mort, la peine, des maux et des mots de ceux que connaissait déjà l’Humanité. Le clan Senju célébrait la mort, le mot et les maux, en érigeant une forêt toujours plus grande et plus vivante à chaque âme partie. Cette tradition avait poussé les songes de la Dame à la mener à l’endroit du dernier désastre, celui qui marqua brutalement le Continent.

***

A cette heure tardive, le rivage frais de Chôwa restait l’expression bienveillante d’une lune apaisée veillant sur le silence tel un géant endormi. L’atmosphère était assez sombre pour qu’on sente la lourde fumée s’échapper de la pipe de la vieille Ermite sans en nécessairement voir les nuages. La calme balade des vagues qui s’étirent sur le sable donnaient au silence un pouvoir encore plus rassérénant.

Le silence, la lune et les vagues sont des concepts bien suffisants pour endormir celui qui voit mais n’écoute pas vraiment. Le pas nu de la Senju était plutôt accompagné par les conversations animées qui se livraient dans la mer et les débats farouches menés sur le rivage. Croyez-le ou non, calme et sagesse ne sont pas les seuls qualificatifs des forêts, terrestres ou marines.

-Lui… Il cherche… L’assassin… Le garçon… l’Arbre…

***

La torpeur induite par le fin artisanat présent dans le foyer de sa pipe n’avait certes pas altéré le rare don qu’elle avait de deviser avec la Nature mais elle aurait bien failli laisser le jeune Uhen sans réponse. La Dame, qui n’avait plus croisé ici de monde depuis bien des années à cette heure, eut un petit temps de latence avant de considérer jusqu’à la prononciation de son propre nom. Et quel nom.

La lune fit briller le plus brillant des éclats sur la plus innocente des âmes que ce monde semblait porter. Un enfant assez mûr pour laisser s’exprimer le génie et encore bien trop jeune pour se voir souiller de cette identité sombre qui teintait déjà son regard. L’énergie bouillonnante des propos de cet enfant de la Lune laissa la Dame désarçonnée un instant. En temps de guerre, cela lui aurait couté la vie. D’autant plus désarçonnant quand celui qui fut capable de cette prouesse n’avait une voix qu’à peine plus en dièses que la sienne. Elle se fendit d’un rire si profond, joyeux et véritable qu’elle fit honneur aux légendes les plus légères qui affublaient le clan de la Forêt d’un rire si facile et puissant qu’il faisait éclore les bourgeons les plus tristes.

Les harpies logées dans la Flore pouvaient bien se taire, si le garçon qui cherchait à planter un arbre était bien celui-ci, tout assassin qu’il soit, sa démarche n’était que pureté, si puissante qu’elle n’appelait que la joie. Car enfin, mesdames, quoi de plus beau que de planter un tel arbre ? Elle n’en rit que plus. Après tout, les forêts aussi avaient leurs manières.

-Eh bien Uhen, j’aurais sans doute mis une éternité à trouver la graine qui pourrait un jour faire tel édifice.

Bien au-delà d’un arbre fait de Shimokotsukuton, le monument se devait d’obéir à une démarche que la Senju seule ne pouvait entreprendre, la Nature n’aurait très probablement pas accordé sa bénédiction à l’architecte égoïste d’un tel monument. Le petit Mozart apportait une profondeur bien plus pertinente au fait, d’apparence simple, de donner vie à si grand souvenir.

-Nous aimons honorer les morts en donnant leur souvenir à la Nature afin de perpétrer un cycle précieux abandonné de tout jugement, accordant aux âmes les plus sombres le privilège d’abreuver la Vie après le trépas. Elle tira puissamment sur sa pipe avant de continuer un peu plus calmement. Planter un arbre apparait comme l’arcane la plus rudimentaire  du clan Senju. Elle souffla une bourrasque si imposante et nette de fumée qu’elle semblait faire de l’ombre à la lune. Il y avait certes la technique et le talent… Pourtant… Elle est également la plus puissante et la plus complexe. Elle eut un tendre sourire à l’égard du jeune Uhen. Sa portée est infinie.

Comme une comète à travers l’espace, la Vie voulait fuser à travers le temps, repoussant ses limites à chaque instant avec une vigueur toujours plus nouvelle.

-Laisse-moi te raconter une histoire, jeune Uhen. Etait-ce l’herbe ou le plaisir d’enfin trouver une oreille à son art qui l’enjouait ainsi ? Invitant son jeune acolyte d’un geste de main elle clama sur un ton exagéré. Du feu pour Mahogani ! Elle laissa s’échapper d’une ses large manche un fin mélange de buchettes et de brindilles ainsi qu’un petit Kodama de bois muni d’un fin briquet. Le petit personnage au visage toujours souriant organisa un foyer dans une logique incompréhensible et l’embrasa, laissant naitre la plus parfaite des flammes laissant l’indice invisible de ce qui suivrait.

On raconte que Takamagahara était si brillant que ses premiers disciples en avaient oublié puis occulté une partie plus sombre de l’enseignement. Takmagahara, Senju Takamagahara c’est… elle avait changé sa pipe puis la ralluma avec grand souffle en faisant tournoyer son doigt en cercle, pointé vers le ciel. Le créateur de toutes les forêts, disons. Un puissant nuage vint lécher les flammes qui éclairaient cet étrange pan de conversation, laissant à l’atmosphère une odeur enivrante, inédite. Une bombe, comme d’habitude. L’Histoire poussa ensuite Sakurabito, Senju elle-aussi, une autre sage, à briser le voeux de paix laissé par Takmagahara et à enfin retrouver et comprendre le sens même de la Vie… En apprenant à donner la mort, donc. Takamagahara était bien trop en avance pour laisser à ses pairs le poids d’une oeuvre aussi parfaite que celle de l’équilibre sans qu’ils ne doivent l’éprouver, quitte à l’écorcher, en trébuchant à droite ou à gauche. Elle plongea ensuite son regard le plus profond dans celui qui l’écoutait encore divaguer, captant cette infime noirceur qui donnait éclat à des yeux encore si frais. Il m’a fallu tuer des dizaines, des centaines, milliers, combien sais-je, dans des conditions parmi les plus ténébreuses, ressentir les plus grands paradoxes pour enfin comprendre… Elle laissa la fin de son discours en suspend. Comment planter un arbre. Son rire généreux à faire apparaître le printemps vint clore ce bref conte.

Elle se releva et observa un peu plus le rivage encore marqué par l’horreur. Place à la pratique.

-Je ne connais pas le Shikotsumyaku mais je suis sûre qu’il doit y avoir un peu de Vie, là-dedans. Aussi certaine que Yin et Yang étaient liés à et par l’autre. Commençons par voir à quoi ressemble un arbre… Elle se grata nonchalamment la tête. d’os, qui appliquerait la morale de notre histoire. Elle leva la main. Ou disons plutôt comment l’interpréter dans le Shikotsumyaku.

Ayant bien évidement éludé la question de son arcane ratée face au Kaijû et des noms des morts, dont elle pensait pouvoir obtenir la liste. Mais un Ermite se doit de toujours garder quelque atout en sa large manche.

— Ouah… Tu parles comme lui, c’est trop cool ! Avec des mots compliqués, et jolis. Même que je commence à les comprendre !

Uhen écouta l’histoire avec un grand sourire, et une constellation d’étoiles dans les yeux. Rapidement, il s’était mis en tailleur, les genoux posés sur ses jambes, et ses bras retenant le poids de sa tête. Dans cette parfaite position de veille, il n’avait plus qu’à se laisser porter par les chants mélodieux de sa muse – soutenus par des effets pyrotechniques répétés en amont. Un spectacle vivant qui séduisait le jeune Kaguya de seize ans.

— Takamagarahama…

Trop de syllabes. Uhen dodelina simplement de la tête, concentré. Lorsque la narratrice mentionna des milliers de victimes à son actif, le Mizujin – éduqué selon le dogme de la Brume Sanglante – tomba aussitôt sous le charme. En plus, elle savait tuer ! Sa poitrine se mit à battre la chamade, et ses joues, à s’empourprer de la gêne intrinsèque à l’adulescence.

— Moi aussi, j’aime beaucoup planter des arbres !

À ses yeux, tout les réunissaient. Ils étaient des êtres humains complémentaires, symbiotiques, ayant attendu tout ce temps pour enfin se trouver, s’aider, s’aimer.

— Oui, bien sûr, je peux te montrer ! Attends un peu-

Uhen se leva aussitôt, et composa une série de signes incantatoires de manière naturelle. Le Kaguya était un prodige de son art ; ce langage de « malaxage » était devenu fluide, au point de plus avoir besoin de penser aux « formules d’incantation » à venir.

Son ossature se développa de manière horrible, perçant sa chair, ses muscles, sa peau, sans laisser échapper la moindre goutte de sang ; radius, cubitus, fémur et tibia se rejoignirent en un entremêlage de rhizomes calciques, pénétrant le sable du Rivage, avant d’en ressortir grandi ; la bouture d’ivoire s’éleva alors sur quels mètres vers la voûte céleste, en un pilier solide d’os souples enroulés les uns autour des autres, avant que les excroissances ne se séparent pour former les branches divergentes sans feuille d’un arbre mort.

— J’adore les arbres. Je les ai longtemps observés pour faire la meilleure réplique ! Tu en penses quoi ? Tu… aimes ?

Évidemment, il parlait de l'arbre.

La Senju s’approcha silencieusement de cette curiosité d’arbre que venait de faire naître son jeune acolyte. Si l’expression qui en émanait voulait tromper l’oeil du lambda, Mahogani ne pu s’empêcher de demeurer circonspecte face à ce genre nouveau qu’elle sembla avoir déjà croisé dans le passé. Elle posa une main experte sur la spirale osseuse qui s’élevait vers les sombres cieux de la nuit. Rien. Ou si peu qu’elle fut comme vexée que leur engouement ne soit pas récompensé comme ils l’auraient espéré. A la question innocente du jeune Uhen, la Dame répondit sur un ton bien moins engagé.

-J’encourage l’expression de chacun. Sa main semblait désespérément accrochée à la création calcique pour trouver ce souffle de vie qui ne venait pas.

Une légère mélancolie vint toucher son esprit: la plus belle des expressions artistiques ne remplacerait sans doute jamais la plus simple expression de vie. *A moins que* Elle ressentait un léger murmure résonner dans le profond du tronc de l’ersatz. Trop faible pour porter la vie mais assez fort pour faire renaitre l’espoir. Ses connaissances limitées du domaine Kaguya la voyaient errer face aux frontières obscures de ses propres enseignements.

-Cette arcane-là m’est très personnelle.La main qui sondait le bel arbre d’Uhen s’en alla chercher un étrange objet dans l’une des très larges manches de l’Ermite. Sans le montrer, elle le plaqua dans un petit bruit creux sur la surface de l’arbre.

***

La force hérésiarque qui émana de la pierre de la Kabbale avait aspiré l’esprit de la Dame pour la mener sur un rivage bien plus sombre et silencieux encore. Elle était loin de la Dimension Yang mais sentait l’écho absurde des tourments de son royaume obscur résonner ici, signe que la distance qui l’en séparait était finalement devenue toute relative. Un frisson glacial vint lui lécher l’échine, un de ses frissons qu’on ne ressentait que là-bas.Vite, il fallait faire vite, très vite. Désorientée car privée de toute une portée de ses sens, Mahogani peina à retrouver l’objet de sa quête.

Puis elle entendit de nouveau ce murmure et le rencontra.

Brûlait devant elle un feu-follet paré d’un léger manteau bleuté aux extrémités couleur de la lune. L’arbre, si on pouvait le nommer ainsi, trouva en la personne de la Senju un interlocuteur bien étrange. Elle qui respirait la vie ne semblait pas vouloir quitter ce regard implacable comme dénué de toute empathie. Un geste tout aussi implacable vint présenter la pierre de la Kabbale au feu-follet qui, après un soupir de peur et désespoir, se tordit et éclata en un millier de flammèches obscures qui vinrent alimenter la pierre, siphonnées par son appel. (1)

***

L’Ermite conserva la pierre dans son poing une fois de retour dans la réalité de ce monde puis la rangea dans sa manche comme de rien. D’ailleurs, de l’extérieur, on n’avait rien vu.

-Bonne nouvelle, tes arbres peuvent mourir. Parfaitement stériles et sordides mais bien mortels. Bien. Le ton demeurait implacable tout comme le regard qui fixait la création d’Uhen s’effriter, et se fêler, admirant dans la confusion la nature sombre du maléfice. Son large rire éclata de nouveau faisant teinter la dernière flammèche présente à l’une des extrémités de l’arbre. Ce bout de branche tomba à l’endroit d’Uhen. Allez Uhen, redonne le même souffle à cette branche, pas besoin de te perdre en interprétations, elle porte déjà ton art en elle. Elle désigna mollement l’arbre mort de la main. Et aide-moi à disséquer ça. Le petit Kodama était déjà à la tâche, triant les petits morceaux qui tombaient au pied.

Elle tourna les talons en direction du feu pour examiner les quelques premiers fragments tombés à son endroit. *Nous sommes loin des meilleures bibliothèques et des meilleurs laboratoires mais je ne m’appelle pas Senju Mahogani si je ne fais pas pousser cet arbre.*

Résumé:

La Senju avait réduit en poussière l’arbre « organique » du jeune enfant de l’os. L’usage de son Sceau Sigillaire, qu’Uhen ne connaissait pas du tout – et n’avait d’ailleurs pas vu – était impressionnant. Sans trop comprendre ce qu’il venait de se passer, le Mizujin accepta la requête de la Dame, pour ressusciter son arbre calcique.

— Comment tu as fait ça ?! C’était trop cool…

Uhen passa son doigt sur les sillons de cendre apparus sur ses excroissances – intrigué. Puis, prenant un pas de recul, il malaxa à nouveau son chakra pour retrouver la force d’expulser d’autres os et cartilages, puis de les transformer afin de leur donner une forme plus agréable. Il était difficile de faire une comparaison entre un vrai arbre et celui du Kaguya. La sève d’un côté, la moelle de l’autre ; l’écorce d’un côté, les tissus osseux de l’autre.

Une seule chose était sûre : le chakra neutre composait toutes ces choses.

— D’après mon ami, le rapport entre l’ostéogenèse et la nature remonte à la nuit des temps. Ça a toujours été comme ça. Les Kaguya, avant même l’apparition du Guide Mūn, formaient des tribus proches de la flore. Tu connais Kaguya Mūn ? C’est un peu mon modèle.

Le Mizujin n'avait pas encore dévoilé son lien intime entre lui et Le Vestige, qui avait possédé, deux siècles et demi auparavant, le corps du jeune Mūn, pour apporter le chakra aux insulaires, et créer un début de civilisation de l'Eau. Ainsi, Uhen disait vrai : il était l'héritier indirect du Premier Roi de l'Eau.

— Et si on essayait de faire une technique ensemble ? Tu sais, comme pour le Rempart contre Idō-shima !

En théorie, la fusion de leurs deux sous-types de chakra pouvait permettre de mélanger les frontières du Bois et de l'Os. Peut-être l'amalgame tant désiré par le Mizujin pouvait ainsi naître.

Mahogani préféra ne pas répondre à la question posée par le jeune homme, le sceau de la Kabbale l’en empêcherait et dévoiler au Kaguya la sombre mission qu’elle menait aux côtés des Thanatonautes au sein du Jigen Gari reviendrait à rompre le pacte qui les liait. Ce qui aurait pu être perçu comme un incident diplomatique fut vite gommé par ce discours toujours plein d’entrain que possédait Uhen.

En bonne Renkijutsushi, la Dame connaissait bien-sûr les légendes de Kaguya Mūn. « Légendes » car les récits perdaient souvent quelques lignes au gré des vagues qui les amenaient jusque sur le Continent. Sa position l’empêchait néanmoins d’éconduire cette question: le bon Ermite se doit de toujours garder une oreille attentive à l’évolution du monde qu’il foule, connaître les positions de la jeunesse sur des sujets aussi importants relevait donc de sa mission profonde.

-Guide Mūn, alors… Un petit rictus empli de malice éclaira le visage préoccupé de l’Ermite. Disons que je ne connais que la version Continentale mais je suis sûr que tes enseignements nous permettrons de laisser à ce rivage le plus beau des souvenirs. Sans même regarder son jeune professeur, elle s’attela à la rédaction de la lettre qu’elle enverrait à Naruhito Isshin. Je t’en prie.

La vieille Ermite prêta une oreille attentive au récit de ces fameuses tribus et de leur Guide tandis que son écriture s’ancrait sur un parchemin en une expression raffinée réservée aux sages.

***

"Mon cher ami,

Je suppose  que notre correspondance doit paraître bien légère alors que vous assumez le poids d’évènements que je sais accablants.

Il m’a été rapporté que vous aviez accordé sursis à certains de ces criminels qui tourmentent notre Monde venus aider cette Humanité que nous choyons à déployer sa grandeur. J’ai manqué de vous apercevoir car trop éprouvée par les combats mais je salue l’expression de votre singulière intelligence et rend hommage à votre grandeur d’âme.

Mes préoccupations sont moins épineuses et moins nombreuses que les vôtres aussi je vous demanderai de pardonner la nature « triviale », dirons-nous, de cette lettre.
J’ai rencontré sur le rivage un jeune garçon de Mizu lui aussi présent pour défendre l’Humanité face au cataclysme. Ce dernier m’a fait part de ses questionnements et de sa sensibilité face à l’atrocité des récents évènements et j’ai immédiatement compris que j’entendais à travers lui la voie d’une génération qui se savait prête mais encore trop immature pour qu’on ne la guide pas.

Aussi, dans la continuité de la tradition Senju et pour offrir au futur l’héritage qu’il mérite, j’ai décidé de l’accompagner dans sa quête et d’offrir à l’Harmonie l’arbre qui témoignera de la noblesse dont l’Humanité fut capable en ce sombre épisode.

Je sais votre administration révérée dans tout le Continent aussi j’aimerais que vous fassiez parvenir à mon endroit le registre contenant les noms des malheureux décédés durant l’éveil d’Ido-Shima afin que nous puissions doter notre phare d’autant de flammes d’espoir.

Comprenez que vous êtes à mes yeux le seul capable de pouvoir accéder à cette requête.

Avec ma plus grande amitié,

Mahogani."

Sans accorder de relecture à sa production, la Senju authentifia le parchemin en l’imprégnant de son parfum personnel, seul et unique sceau valable concernant ses écrits. La lettre fut portée par un petit oiseau de bois qui irait ensuite toquer à la fenêtre du Prêteur. En espérant qu’il prêterait oreille à pareille demande. (1)

Résumé:

Il y avait des étoiles dans les yeux du jeune homme. Il ne se laissait pas de raconter cette histoire, qui évoquait tant de choses en lui. L’âge du Guide, déjà ; et au-delà de ça, son rapport intime et privilégié avec le Vestige, qui avait décidé d’accompagner les deux garçons.

— Mūn, c’est l’enfant qui s’est aventuré dans la Nécropole Stygienne pour y trouver le Chakra ! Grâce à ça, il a pu protéger sa famille, et guidé les siens vers la Source. C’est de là que nous autres Mizujin avons hérité notre indépendance ! Les livres de foi disent que ces Berceaux ont été créés par l’Empereur-Roi… alors ça fait de Mūn l’un de ses héritiers directs. Mais ça, il ne faut pas trop le répéter. La Foudre n’aime pas trop qu’on sabote son autorité religieuse, hihi.

Le Mizujin regarda le ciel, le visage apaisé. Aaah, qu’il détestait la Foudre.

— Sans Mūn, notre archipel aurait été attaqué par les continentaux. Une simple colonie maritime ! Bref, il est génial. C’est mon héros à moi. J'aimerais tant accomplir tout ce qu'il a pu accomplir !


Le petit oiseau de bois revint auprès de la Dame après quelques jours de trajet, et de pris en compte de la demande – de moindre importance par rapport aux autres affaires qu’un dirigeant pouvait avoir sur les bras. Pendant ce temps, les deux Éveillés apprirent à se connaître ; dessinant tantôt les plans de leur Mémorial ; discutant alors de sujets divers sur la vie, la mort, et le cycle liant les deux ; fusionnant parfois leurs deux arcanes « florales » pour essayer de trouver le point de convergence ; et s’entraînant enfin, chaque jour, pour parfaire leur osmose au moment voulu.

Pendant cette ellipse, qui passa à grande vitesse, l’enfant de l’os s’enquit même à dévoiler l’objet de leur coopération aux autres soldats et civils des parages, afin d’accumuler un maximum de témoins. Mieux qu’une simple construction d’un Monument aux Morts, il s’agissait de plus en plus d’un spectacle à ciel ouvert, vivant, où chaque veuf et orphelin pouvait se recueillir lors de l’apparition du nom du disparu.

— Je pense que nous sommes prêts !

Le Kaguya fit craquer ses phalanges, l’une après l’autre, d’une facilité déconcertante. Il disposait d’une maîtrise avérée de son ossature. Tandis qu’il jouait avec le sable du rivage, du pied, formant une dune gigantesque pour les fourmis des environs, quelques silhouettes commençaient à s’approcher de la zone de construction, depuis les habitations de la campagne.


Hélas, la propagande de l’enfant de l’os n’avait pas tant fait parler d’elle. Malgré le mot passé dans les nombreux villages aux alentours, ainsi qu’au Seireitei où s’était déroulé le tribunal, trop peu de personnes avaient décidé de se déplacer pour honorer le moment. Seules quelques poignées d’humains s’approchèrent ainsi du Rempart, encore frileux quant à la dangerosité des environs…

— Je n’peux pas m’empêcher de penser à cette énergie étrange…
— Tu as raison. L’atmosphère est encore électrique. J’suis pas serein…

— Bonjouuuuur à tous !

Les villageois regardèrent le Mizujin, l’air circonspect. Sa bonne humeur habituelle n’était peut-être pas la bienvenue dans cette atmosphère particulière. Pourtant, le garçon ne se laissa pas abattre, et illumina la plage d'un grand sourire. Accompagné de la Dame, rien ne pouvait lui arriver. Rien.

— Merci beaucoup pour votre présence. Ça me touche beaucoup ! Beaucoup d'innocents se sont sacrifiés, il y a quelques jours, sur cette plage, et il est normal de se réunir pour leur rendre hommage. Cela n'enlève rien au mérite des vivants, bien sûr – mais ceux-ci pourront se féliciter tous les jours, jusqu'au dernier souffle.

Il prit une grande inspiration, et chassa ses démons ; peu à peu, son guide personnel l'accompagna dans sa démarche, jusqu'à parler, subrepticement, pour lui. Son vocabulaire trahissait la transmission de flambeau.

— Avant de commencer la cérémonie, je tenais à dire deux choses : d'abord, n'ayez pas peur. Tout est sous contrôle, et même si cela pourrait vous paraître horrible, ça ne me fait pas mal. Ensuite : je vous promets de vous apporter la tête de Nara Elin. J'ai eu vent de ses exactions, et m'excuse au nom de tous les Éveillés...

L'amalgame Uhen-Vestige ferma les yeux pour appuyer sur le caractère solennel de l'instant présent.

— Notre puissance nous oblige à nous maîtriser, et faire le Bien. Ce n'est sans doute rien, mais voici notre humble offrande, pour rendre hommage aux Héros qui ont perdu la vie contre l'abomination Idō-Shima.