Kazan Tokubetsu saisit une pince en fer forgé. Avec une délicatesse rare, le serf retourne les charbons. Plusieurs étincelles s’échappent. L’âtre accueille une nouvelle portion de bois, juste assez pour rougir la théière suspendue au-dessus de lui. Le Meshitsukai (召使い, Serviteur) s’attèle à la préparation du thé Kazan, celui qui plaît tant à son Wakasama (若様, Jeune Maître). Le dos voûté par les sept décennies de servitude, Tokubetsu veille à la préparation de sa tisane.

La province de Nemurihi (眠火, Volcans Endormis) a développé sa propre version du thé Kazan ; les chaumières suffocantes ont découvert qu’ajouter une pincée de cendres dans la concoction permettait aux enfants de l’Empire de les habituer à la chaleur irrespirable du Titan igné. Cette pratique s’est très vite répandue dans les nombreuses provinces de l’Empereur. Pour les soldats de la Dynastie Taira, cette pincée de cendres cristallise bien plus qu’une volonté de se protéger des flammes ; c’est une façon de se remémorer sa Nation, notamment lors d’opérations extérieures.

A quelques pas de là, par-delà la cloison en papier de riz, Kazan Shōen est assis sur le rebord de son balcon. Les pieds dans le vide, le regard plongé sur l’horizon, le mirmillon visualise ses prochains exploits. Ce jeune primate des îles orientales du Continent s’est hissé au sommet de son Clan, mais n’a toujours pas réalisé son but existentiel : offrir le Continent à son Empereur. Les paupières fermées, un sourire paisible sur le visage, le Ryōdo-kui s’imagine confronter les plus puissants Shinobi du Continent.

Ses pensées sont matraquées de visions cataclysmiques, où il doit échapper aux offensives des monstres de puissance : Ieyasu, Orochi, Sai, Rakuin… Tous affrontent le mirmillon. Enfermés dans son esprit, ces figures fantomatiques n’ont d’autres choix que de le pourfendre. En dehors de ses enseignements quotidiens et des assauts impromptus, le Lieutenant de l’Unité Hégémonique est posté sur son balcon, à l’image d’une Gargouille qui voit défiler ce que les yeux ne cernent pas.

La plupart des officiers de l’Empire séjournent à Ciel-Noir, l’Impératrice des Cités. Le mirmillon n’a pas fait ce choix ; habitué aux environnements extrêmes, le Kazan recherche l’isolement. Il a jeté son dévolu sur la Province aux Volcans Endormis pour ses plateaux rocailleux, son absence de végétation, et son positionnement excentré. Le Ryōdo-kui a fait construire une demeure assez large pour qu’elle puisse accueillir son bataillon. Un contingent de Kazan formant une branche de l’Unité Hégémonique.

L’En'ganji (炎岩寺, Temple de la pierre enflammée) est une pagode de cinq étages. Coupés de toute connexion avec le monde extérieur, les recrues du Kazan passent leur temps à s’entraîner et perfectionner les arcanes du Yōton. Le Ryōdo-kui est un maître difficile, intransigeant, dur et brutal. Le mirmillon forme l’excellence. Tous les jeunes Kazan aspirent à rejoindre l’En'ganji, mais peu parviennent à passer les épreuves qualificatives - consistant à vaincre un élève actuel pour lui prendre sa place - et encore moins à intégrer l’Unité Hégémonique. Pour autant, les rares élus qui y arrivent sont alors considérés comme les soldats les plus puissants de l’Empire. Toutes les branches de l’Unité Hégémonique s’arrachent ces pions parfaits.

Sans un bruit, tel un félin marchant à pas feutrés, Tokubetsu pose un verre en terre cuite contenant le breuvage. Le Meshitsukai a servi bien des maisons, des plus modestes aux plus illustres de l’Empire. Pour autant, il n’avait jamais vu d’homme comme son Wakasama. Outre sa carrure inhumaine, et sa force irréelle, Shōen dégage cet aura que revêtent les légendes. Celles qui mentionnent des combattants mythiques, capables de briser la Nature et de construire des Empires. Une relation intime s’est tissée entre lui et son maître, celle d’un père veillant sur son fils - sans jamais faillir dans ses tâches de serf.

Le Dévoreur de Territoires ouvre ses yeux. Un recrue pénètre dans son étage et brise la tranquillité des lieux. Le visage noir de suie, le souffle coupé, la cage thoracique frappé de spasmes, le Shinobi tente de reprendre son souffle. Shōen jette un regard par dessus son épaule, puis hèle son disciple de son index. Un frisson remonte le long de son échine ; le jeune Kazan, en a oublié son décorum. En un trait de temps, l’adolescent est droit comme un pic, puis s’avance vers son supérieur - tout en masquant ses besoins respiratoires.

— Ryōdo-kui taichō. J’implore votre pardon pour avoir pénétré vos quartiers. La province est attaquée ! A l’ou-l’ouest, une créature détruit les villages et propage la mort sur son chemin. Il s’agit d’un animal anormal, qui parle… Nous pensons qu’il s’est échappé des volcans endormis. Les autres casernes sont trop loin, vous devez secourir les villageois !

La moitié de visage du mirmillon, tournée vers la jeune recrue, bascule vers sa position initiale. Le regard du Buntaichō caresse les scories enflammées de Tsuchi. Un long soupir quitte ses bronches. Tokubetsu croise le regard de l’apprenti mi-apeuré, mi-honoré d’être dans cet étage interdit. D’un geste de main répété, il lui intime de s’enfuir, pour ne pas être châtié. La perche est saisie par le soldat, qui s’enfuit aussitôt. Le primate de deux mètres se relève. Une nouvelle aventure l’attend.

Sous l'œillade attentive de Tokubetsu, les cloisons de riz s’ouvrent pour éructer de plusieurs Meshitsukai. Le vieux Kazan est plus qu’un serf, il est un maître de maison. Au centre de la pièce, les membres inférieurs caressés par la chaleur de l’âtre, les sinus bombardés par les fragrances du thé Kazan, le mirmillon quitte son sarcophage de textile pour revenir à l’état de nature. Son pagne cache sa nudité, mais son corps révèle tous ses secrets.

Le Ryōdo-kui est une œuvre d’art : sa peau compte plus de balafres que les yeux ne peuvent en dénombrer. C'est une toile vivante, où chaque bataille, chaque blessure, est un nouveau coup de pinceau. Le visage immaculé de Shōen jure avec les morsures, les balafres, les entailles, les estafilades, les lacérations, les estocades, les percées, les brûlures et cette infinité de cicatrices qui émaillent son épiderme.

Chaque stigmate porte son lot d'histoires. Nombreux sont les soldats qui associent une blessure à une défaite, pensant que la peau d’un combattant glorieux doit garder sa pureté natale. Le Ryōdo-kui n’est pas de cette espèce. Il associe les sillons qui marquent sa chair à des victoires. Ses stries sont les bannerets de son Empire, de sa toute-puissance. Les singes géants de Mizu n’ont pas eu raison de lui, pas plus que les armées des quatre superpuissances. Son corps a connu des milliers de batailles et il se tient là, debout, tel un monolithe indestructible. Les sirènes de la guerre appellent son héros. Shōen écrasera la Bête.

Plusieurs serviteurs s’attèlent à vêtir le Wakasama. Un hitatare et un hakama en lin masquent ses courbes. Le blason héraldique du Clan aux pupilles ultimes est rayé au profit de celui des Kazan. Des Tabi provenant du désert de Kaze sont noués à ses pieds. Ses tibias sont comprimés par des Suneate et ses cuisses par un Haidate. Les Meshitsukai sont attentifs, scrupuleux, bien dressés. A défaut d’être des soldats émérites, ils connaissent l’amour de leur maître pour la guerre et les conflits.

Pour eux, nouer le Dō-maru à un Ryōdo-kui est un honneur. D’aucuns sacrifieraient pères et mères pour se tenir soumis aux côtés de ce personnage historique. D’autant plus que le Kazan a élevé cette préparation anecdotique au rang de cérémonie. Chaque geste est contrôlé, maîtrisé, parfait. Le Dō de Senju Ieyobei, petit frère de Senju Ieyasu est fixé à son buste. Aussitôt suivi par des Tekko et Kote en os, tout droit arrachés au cadavre d’un Kaguya. Les Watagami passent les plis de son deltoïde et les Sode se greffent à l’armure-vivante.

Tokubetsu porte entre ses mains un Kabuto dont le Maedate est un croissant de lune imposant. Avant de l’équiper au Jeune Maître, un serviteur noue autour de sa nuque un collier de doigts qui pend par-dessus sa cuirasse. Un autre enfile à chaque doigt une chevalière calcique, arrachée aux crocs des Chinoike et des Noroi. L’Uchigata d’Imono Zeshin est noué à sa ceinture. Une peau de tigre, ancien compagnon animal d’un Inuzuka, s’ajoute à sa carapace vermillon et joue le rôle d’haori.

L’imposant dos du primate accueille une hache, un arc et son carquois. Les derniers préparatifs sont sur le point d’être finalisés. Les serfs terminent de ceinturer le bas de son abdomen à l’aide d’un obi en forme de Shimenawa. Tokebutsu conclut le rite en fixant un Menpō en forme d’Oni. Le Buntaichō baisse légèrement sa tête, marque la révérence, puis se met en marche. Etage après étage, les recrues de l’En'ganji rallient leur senseï. Tous rêvent de combattre à ses côtés.


Aux portes de la Pagode, le destrier de Shōen l’attend. Qilin a participé à toutes les batailles du chevalier. L’armure de l’étalon, prenant les traits d’une licorne dont l’excroissance est en réalité les deux bois d’un cerf, est reconnaissable entre mille. Outre les victoires tactiques du Ryōdo-kui, c’est également toute cette imagerie guerrière qui l’a hissé au sommet du clan Kazan. D’aucuns pensent que la monture est douée d’une conscience propre, qu’elle est elle-même devenue une experte des conflits rapprochés et, comme le mirmillon, adore le sang.

De nombreuses rumeurs courent sur Qilin. Les rares rescapés des assauts de Shōen content l’existence d’un cheval mangeur d’homme, géant, à l’armure rutilante. Un equus infatigable, capable de briser les lignes alliées, d’escalader des plateaux rocheux… En somme, le compagnon ultime de tout guerrier. En plus d’être un atout majeur - de son propre fait -, la licorne est une armurerie mobile. Son flanc droit accueille une série de shuriken, de kunai, de makibishi, de parchemins explosifs, et son flanc gauche maintient en place un tetsubō et un naginata.

Les sabots des destriers se fraient un chemin entre les maisons en terre cuite éventrées, les quelques arbustes incandescents et les rivières de lave. Une chape de plomb écrase les épaules des soldats de l’Empire. L’air porte une odeur fétide, provenant des cadavres à demi-consumés. La Bête a transformé le village de Netsuseki (温石, Pierre Chaude) en ruine. Çà et là, des météores de magma, encore en fusion, ont soufflé les toitures pour s’incruster dans l’âtre des foyers. Des particules visqueuses par million phagocytent le décor, ébrèchent les parois des maisons et dévorent des pans d’épidermes.

L’estomac des recrues de l’En’ganji se soulèvent. Certains cramponnent leur arme de toute leur force ; cette vision apocalyptique, au cœur de l’Empire, résonne au plus profond de leur anima. Les nationalistes de Tsuchi, fervents patriotes de la Roche, ne tolèrent pas que leurs frères tombent. Pas de cette manière, pas en vivant une vie paisible ; les militaires sacrifient leur santé pour préserver les territoires de l’Empereur. Le charnier de cendres fumantes est le symbole de leur échec, et dans le silence, tous se jurent de triompher du Mal.

Une artère artificielle sépare le taudis en deux. Un chemin large et profond de plusieurs mètres a remplacé les Minka. La Chose s’est ruée en ligne droite et n’a pas prêté le moindre iota d’attention aux locaux. La Bête sauvage s’est transformée en Volcan, puis a atomisé le village par pur plaisir. Le Ryōdo-kui commande à ses hommes de quitter leurs étalons pour partir à la recherche des rescapés. La moitié de la population villageoise est grièvement blessée, l’autre moitié est un agglomérat de cendres volatiles. L’unité de disciples, une trentaine de shinobi, fait face aux supplications de ces hommes, de ces femmes, et de ces enfants, qui ne passeront pas la nuit.

Le magma qui les a touchés est puissant, vil, destructeur. L’on pourrait jurer qu’il s’agit de l'œuvre d’un Kazan. Un traître dans les rangs de l’Unité Hégémonique ? Cette hypothèse est chassée d’un revers de la main. Nul n’oserait titiller le réel Monstre des lieux, celui qui n’a produit aucun son et qui s’est muré dans une colère sourde. Le mini-Daini, aux commandes de ses hommes, est une bombe à retardement. La soif de sang de Shōen est - littéralement - palpable. Une aura fantomatique l’entoure, celle d’un Oni qui, d’un seul regard, peut entraîner la combustion spontanée de sa proie.


Le Buntaichō s’est toujours montré dur, mais jamais il n’a montré cette facette. Celle qu’il réserve à ses ennemis. La sueur perle des fronts, les myocardes se contractent de plus en plus vite, les bronches des recrues manquent d’air. Le Lieutenant de l’Unité, et ami de la Sorcière Rouge… Mille lieues séparent la puissance de cet homme à la leur. Sur ce Continent, il est des Hommes à ne jamais provoquer. Le primate figure parmi ces Shinobi. Cette claque de réalité coupe leurs jambes, ils n’osent plus bouger, de peur que l’ombre de la mort ne les fauche. Qilin se penche et le mirmillon descend du Mangeur d’Hommes.

Le Kazan s’avance vers des décombres générées par le Fléau de Nemurihi. Sa main attrape une paroi lavique, qu’il projette dans les airs, sur plus d’une dizaine de mètres. Une femme, âgée, les genoux collés contre son torse, les bras ceinturant ses membres inférieurs, appeurée, relève son visage vers le ciel rouge de Tsuchi et voit la figure d’un homme affichant un léger sourire. La furie sanguinaire de Shōen disparaît aussitôt. Il tend une main ferme à la rescapée, agrippe le frêle bras tendu, et sort la citoyenne de son cercueil de pierres chaudes. Les soldats parviennent à sauver une dizaine de villageois.  

— Merci ô grand Ryōdo-kui, la providence nous sourit, que l’Empereur soit loué.

Le Dévoreur de Territoires lève sa main et intime aux paysans de se taire.

▬ Décrivez-moi la Bête.

— Tout s’est passé très vite… Trop vite…
— J’ai apperçu qu'une fourrure rousse.
— Elle avait deux cornes géantes.
— C’est un animal quadrupède.
— Il projetait ses techniques en rigolant.
— Il a pris plaisir à détruire notre village…
— Je crois qu’il mesure deux ou trois hommes de haut…
— Il provient de là-haut…

La doyenne de Netsuseki pointe le sommet d’un mont.

Les cornes de Qilin fendent la mer de cendres flamboyantes. Les sabots du destrier écrasent des résidus de bois pétrifiés par la chaleur, de tissus corporels fondus et de terre desséchée. Aucune vie n’a survécu, pas même le plus infime insecte, ou la plus petite représentation de la flore. Le biome volcanique est flagellée par les techniques du Fléau de Nemurihi. Rares sont les fois où le Ryōdo-kui n’est pas le responsable de l’oblitération des écosystèmes qu’il foule. En d’autres circonstances, un sourire aurait étiré ses lèvres pour qu’elles gagnent ses oreilles.

Shōen, et à fortiori tous les Tsuchijin, sont nationalistes. Ils portent en haute estime les bannières de l’Empereur et ne vivent que pour asseoir sa suprématie. L’Empire est eux, et ils sont l’Empire. Ainsi, une attaque aussi perfide, dans les profondeurs de leur terre, par un adepte du Yoton, inhibe le plaisir du Kazan. Ce n’est pas tant le fait que des civils, des villageois ou que ses disciples sont en danger. Non. Il veut punir l’affront, déchaîner la colère du volcan en lui, et rappeler aux générations futures que la Roche ne craint rien.

Sur son trajet vers le foyer de la monstruosité volcanique, haute comme plusieurs hommes, large comme plusieurs chevaux, à la force sensiblement proche de la sienne, et dont la maîtrise des arcanes Kazan semble complète, le Buntaichō s’enfonce un peu plus dans le chaos. Il suit les pas de la Bête, deux fois plus importantes que les singes de son île natale. Son exploration lui impose le rôle de témoin, le témoin d’une désolation muette. Un silence pesant s’est approprié l’environnement : la lave s’écoule, mais ne produit aucun bruit, tout comme les siroccos porteurs de charbon.

Villages détruits, cadavres éparpillés, forêts brûlées, rien n’a survécu aux ravages de son némésis. L’odeur remonte dans ses narines, mais son estomac ne se soulève pas. Son regard constate les supplications de squelettes, les mains jointes par des chaînes de lave visqueuse. La colère qui irradiait son visage s’est tue. Une émotion plus tribale, presque bestiale, assiège son palais mental. Son système sanguin propage l’excitation aux quatre coins de son organisme. Les mains du Lieutenant de l’Unité Hégémonique, maintenant le cordage relié à la gueule de Qilin, tremblent.

La Faim tiraille son estomac. La Bête a éveillé l’appétit de l’îlien. Une seule idée l'obsède alors que sa monture s’affranchit des derniers restes de hameaux tombés. Enfoncer ses crocs dans le cuir, l’écorce, les écailles ou la chair du responsable, pour le dévorer et s’approprier sa puissance. Les rivières de lac laissées dans son sillage ne poursuivent qu’un objectif, et Shōen l’a très bien compris. Le déluge de violence est une démonstration de puissance, une invitation à un défi. Le Fléau de Nemurihi souhaite affronter la plus puissante créature de la région, et cette créature n’est nulle autre que le Kazan qui s’approche dangereusement du nid.