Kiri disposait dorénavant d’un QG, au sein des différentes peuplades de Chinoike de l’île Yajiri. Hélas, le coût était amer : la contamination par le Givrefroid. Malgré leurs précautions, les membres de l’organisation Kiri avaient contracté cet abominable « Mal Blanc », les condamnant tous à un futur bien sombre. Le Prince Rouge, notamment, était particulièrement sensible à cette affliction, la décrépitude de son état semblant être décuplée.

Par chance, quand le destin semblait condamner le sort des Kirijin, l'aléa frappa à leur porte, en la personne énigmatique de « Sekaiju no Meiun ». Un voyageur ; un ermite ; un sage ; un scientifique ; un clown, ayant choisi Yajiri comme énième escale de son voyage, soit par errance, soit par conviction. L'enfant de l'os n'avait jamais vu l'étranger, qui, de ses couleurs estivales, et de son accoutrement atypique, jurait avec le paysage froid et moribond de l'île septentrionale. Pourtant, l'homme allait être la clé de voûte de l'essor de La Brume.

— Yajiri n’a pas réputation d’attirer les étrangers. Peut-être devriez-vous rebrousser chemin tant qu’il est encore temps. Ce n’est pas une menace. Mais… un rhume hivernal traîne dans les parages.

Un véritable foyer de contamination à ciel ouvert.

— Mais quelque chose me fait dire que vous n’êtes pas là par hasard. Vous avez l'aura de ceux qui manipulent l'ésotérisme. Un charlatan ? Un mystique ? Un occultiste ? Un guérisseur ?

Une flamme de révolte étouffée, de rage tenue en laisse, de colère cendreuse, brillait dans le fond des yeux de l'enfant de l'os. Il concentrait tout son sang froid pour ne pas laisser court à ses noires pensées, et faire de cet innocent le canevas de son art morbide. Dans ses veines tambourinait l'appel envoûtant de la violence.

— Que savez-vous du Mal Blanc ?

L’étendue aqueuse est une découverte tardive de l’explorateur. Sa surprise n’en fut que plus belle lorsqu’il compris qu’il était possible - contrairement aux mers d’ocre - de s’y baigner. Pour l’Alchimiste d'État, l’océan n’est rien de plus qu’un Grand Désert qui réplique la couleur céruléenne de l’empyrée. A ceci près qu’aucun Gardien-Esprit ne se cache dans les eaux tortueuses du Continent, ou plutôt qu’aucun Superprédateurs orientaux n’a été découvert dans les tréfonds. L’empire thalassocratique de l’Eau est un creuset de biodiversité, avec une faune et une flore nettement plus riches. Pour autant, sa palette de couleur froide ne réchauffe pas son cœur comme peut le faire la caresse solaire de son foyer.

Cette bulle maussade influe sur son tempérament : à l’image d’une plante qui tourne à la photosynthèse, l’absence de vents chauds le peine. Pour Meiun, et il a pu le constater au fil de ses péripéties, la vie des orientaux est bien triste de ce côté du Continent. Par moment, l’aventurier s’imagine un monde noyé sous le sable et… Une légère secousse l’extirpe de son rêve éveillé. Un froid mordant lèche son épiderme trop habitué aux étreintes de l’astre-roi. La présente situation viendrait presque à le faire grelotter, mais l’électron-libre réfléchit bien trop pour prendre conscience du froid qui s’immisce en lui.

Si le Martyr n’est pas un aficionados de la pluie, il n’en reste pas moins que l’archipel, en plus de conserver des secrets antiques, est une porte vers Seirei plus accessible que le Royaume. Avant la transformation de l’île la plus au sud en mangrove par Ieyasu, c’est ce pied à terre, ce ponton de mousse, de roche et d’arbre, qui jouait le rôle de base arrière. La suite de l’histoire est bien connue : l’incursion se mua en débâcle. Son équipage, comme son moyen de locomotion nautique, tombèrent sous les coups d’un Gardien-Esprit bestialovégétal. Cet échec fut porteur de nombreuses leçons : avant de révéler l’existence d’un hypothétique Berceau perdu dans le pandémonium vert, peut-être était-il plus propice de se concentrer d’abord sur les Mégastructures.

Dans cette quête, et fort de quelques liens tissés au fil de ses explorations, le rejeton de l’Arbre-Monde tomba sur les vers d’un poète à la plume aussi affutée que son esprit. Forbans, flibustiers, crapules et boucanier eurent échos de ces Pourfendeurs des Mers, capables d’exterminer un Kraken et dont l’intérêt se déportait désormais vers le Levant. Une aubaine pour notre héros souhaitant constituer une équipe de pilleurs de tombes. Les quelques connexions de Meiun lui pointèrent une voie : Yajiri.

Après avoir affronté les flots, manqué de se noyer trois fois, sauvé la vie de son compagnon simiesque, remonté toute l’île vers le campement et ignoré les avertissements sur une maladie infectieuse, le Clown se trouve devant Ato, Issei, Seijirô ou Ryoken. Le Gardien connaît la comptine sur le bout des doigts, il se voyait déjà les appeler par leur prénom, tel un barde triomphant… Sauf que face à eux, il comprend - trop tardivement - qu’il est impossible de relier un nom à un visage, pas sans le savoir à l’avance.

L’index du bédouin saute d’une chevelure ivoirine à une autre.

— Vous devez être les Pourfendeurs des Mers. C’est ça ?

La main du nomade se pose sur son sternum.

— Je suis Sekaiju no Meiun.

L’accueil particulier des deux hommes ne le surprit pas plus qu’outre mesure ; c’est une question d’habitude. Les îliens sont connus pour cette capacité à être direct, à bousculer les codes sociaux. C’est l’un des rares points qui plaît à notre aventurier. Chérir la liberté, c’est également s’émanciper des décorums imposés par nos aïeux, dit-il souvent.

— Je vous remercie de vous inquiéter pour ma santé. Il est vrai que le froid de Yajiri est plutôt mordant.

Les mains de l'hermétiste passent sur ses bras nus, et elles les secouent vigoureusement. Le premier des deux interlocuteurs agresse notre pauvre homme de ses yeux porteurs d’une ire sourde. Si les traits faciaux de Meiun s’étiraient pour dépeindre un visage gené, son visage adopte une apparence plus sérieuse à la prononciation des termes Mal Blanc.

— Oh.

Sourcil arqué, la peur de déranger est troqué au profit de la surprise, puis de l’intérêt.

— Shimo no Kuni est frappé par le Mal Blanc. Pénétrer l’île-banquise est possible, en ressortir vivant moins. On doit se protéger de la neige. Un flocon suffit pour que le Givrefroid consume une âme. Nous avons pour obligation de…

Ôter la vie de toute personne contractant la Maladie. La fin de la phrase est volontairement tue. Dokueki Magobei, le cerveau derrière la Kabbale, a sacrifié de nombreux pions pour découvrir le niveau de dangerosité des Tairiku no mittsu no kiken (大陸の三つの危険, Trois Dangers Continentaux). Nul ne doit être trompé par Meiun et ses airs de bohème benêt ; il n'en reste pas moins sagace.

— Attendez. A la base, je suis venu pour explorer la Nécropole Stygienne. Avec votre petite comptine qui tourne dans tout l’archipel, j’ai pensé que vous étiez les plus à même de m’épauler dans cette descente. Vous me prenez de court là. J’ai besoin de quelques secondes pour réfléchir.

A peine eut-il le temps d’aggriper la pointe de son menton avec son index et son pouce que l’Alchimiste déclare :

— Comptez sur moi.

Le deuxième interlocuteur apporte son lot d’informations salvatrices. A chaque phrase, la tête rubiconde dodeline de haut en bas, comme s’il acquiesce les dires partagés. Sang qui résiste à la maladie. Hypothèse avérée par la pratique. Consommation possible. A l’intérieur de son esprit, ses neurones se connectent les uns aux autres. C’est un feu d’artifice synaptique qui se déroule à huis clos.

— Vous êtes déjà infectés ?

Question rhétorique, le non-Ato ne parlerait pas de sauver les siens sinon. Le fils du Désert comprend, par voie de conséquence, qu’il est, ou sera de manière imminente, porteur du virus condamné par la Kabbale. Cette idée ne le fragilise pas. Mutique, les paupières fermées, la main voilant une partie de son visage, ses pensées en arborescence tentent de donner vie à une révolution alchimique. Si l’expérience lui a d’ores et déjà démontré que des individus, qui se jettent dans les bras d’inconnus pour leur demander de l’aide sur des sujets très périlleux n’est jamais bon signe, Meiun est touché par les paroles humaines du non-Ato - Ryoken, peut-être ?

— J’ai une idée.

Son poing droit, fermé, percute la paume de sa main gauche, grande ouverte.

— Il me faut un historique des infections : qui, quand, comment, pourquoi. Il me faut une serre : hermétique, avec un sas de protection, avec de la terre, sans plante, ni graine. Il me faut des échantillons de sang protecteur. Il me faut des cobayes. Il me faut un adepte de la sensorialité… Vous n’avez personne de la Kabbale ? En contrepartie, vous venez avec moi à la Nécropole. Je conserve un flacon de sang. Vous conservez mon expérimentation tant que je peux récupérer deux jujubes.

Un sourire triomphal germe de ses lèvres gercées par le froid.

— Nous sommes sur l’île des Chinoike, non ? Que pensez-vous de Kyūketsu Shokubutsu ?

Kyūketsu Shokubutsu (吸血植物) ou la plante qui aspire le sang…

Spoiler:

— Hahaha~

De toute évidence, Ato aimait beaucoup ce nouveau personnage. Son aisance ; son aura ; sa chaleur humaine ; son envie aider ; et surtout, sa passion de l’exploration – en mentionnant notamment les grottes humides de la Nécropole Stygienne… Oui, le clown semblait être un allié de taille pour les « Pourfendeurs des Mers ».

— Tu m’as l’air plus que capable de nous sortir du pétrin…

Du vouvoiement à un ton bien plus familier, l’enfant de l’os révélait sa main.

— En effet, contaminés jusqu’à la moelle ! Notre zèle, pour aider les Chinoike de Yajiri, nous a contraint à un fâcheux contrecoup. D'ailleurs… je suis désolé pour cette mauvaise nouvelle. Il ne te reste quelques heures avant d’accoucher d’idées malsaines, rouges et violentes. De quoi rompre bien des psychés.

L’Éveillé se désigna du pouce, torse bombé.

— Moi, c’est Ato ! – de Kiri. Et voici mon très cher compagnon Issei. Et toi, mon nouvel ami, tu as une veine divine. Car j’ai pour projet, moi aussi, d’explorer la Nécropole Stygienne. Et je pourrais peut-être bien avoir un accès privilégié pour y accéder ! Le Givrefroid a retardé notre entreprise. Pas de bol.

Un sourire dévoila toutes ses dents.

— Nous avons ainsi un marché ! Aide-nous à nous purger de ce rhume, et je t’emmène dans mon royaume.

Le Roi des Spectres, malgré la trahison de ses ouailles, considérait encore la Source comme son territoire personnel. Sa fusion avec le Jumeau Uhen n’avait pas tari cette prétention.

— Nous avons ainsi un marché ! Aide-nous à nous purger de ce rhume, et je t’emmène dans ce Berceau du Chakra. Issei dispose des compétences nécessaires. Manipulation du sang, et sixième sens. Quant aux cobayes, il y a de tout, sur cette île. Et de toute fraîcheur. Tu te souviens de comment ça a commencé, Issei ? Tu étais aux premières loges.

… lorsque les deux parties du clan Chinoike se sont mélangées.

— J’ai deux choses à mettre sur la table : tout d’abord, cette cape nivéenne contre les effets secondaires des énergies complémentaires des créatures de chakra, et des gardiens-esprits. Elle ne contrecarre pas le Givrefroid. Voici donc une information capitale : il s’agit d’un pouvoir humain. Ensuite, j’ai à ma disposition de l’eau de la Source Stygienne, confinée dans cette gourde, lors de ma première exploration.

Un trophée précieusement gardé par Uhen.

— Nous pourrions tenter d’irriguer cette plante avec.

Les orientaux sont des châtaignes. Une membre extérieure, quasi-impénétrable, les protège du monde extérieur. Cependant, par la force des choses, lorsque l’on arrive à percer cette armure hermétique, l’on y trouve un cœur fondant. Notre aventurier, fils du sable et soleil ambulant, réussit à percer la froideur des îliens ou… La relative amabilité de ses interlocuteurs découlait de la situation particulière : l’extermination prochaine d’un Clan, d’une île, voire de l’archipel entier facilitait le pont interracial.

— Brrr, ça fait froid dans le dos cette histoire.

Joueur, Meiun choisit ses mots avec attention.

— Bon, bah… Il suffit de trouver un remède.

Notre explorateur sous-entend que la tâche sera ardue : après plus d’un demi-siècle d’existence, cette maladie qui n’a, pour l’instant, aucun traitement, n’est pas prête de se fragiliser… Sauf si les connexions neuronales du Martyr décodent le cryptex.

— Nous avons un deal !

Ato, propriétaire de la Prison-Limbe ? Parfait. Les informations sont compilées, enregistrées et analysées dans un coin de son cerveau. L’Alchimiste d’Etat acquiesce en dodelinant de la tête. Une cape nivéenne ? Un Kiyome no Sobi. Le Givrefroid est une création humaine. Cela exclut la supposition consistant à penser que l’épidémie est liée à un Berceau. L’eau de la Source. Un bon moyen d’irriguer son jujubier.

— Je n’ai besoin que d’un cobaye. Cet homme suffira.

L’index du Kazejin pointe Daisuke, le fier guerrier.

— Un facteur accélérant ? Oh. C’est bien étrange. Deux cobayes alors. Un pour la version simplifiée, et l’autre pour la version renforcée de la maladie.

Les deux paumes du Kokka Renkinjutsushi se heurtent, l’une contre l’autre.

— Bien, bien, bien. Ato, il me faut une serre. Une quinzaine de mètres en hauteur. La terre doit être arable, sans plante, fleur ou insectes. Cette absence est importante. Je vais planter un foyer d’énergie naturelle. Je suis un fervent défenseur de la cause du Chakra Yin, ce que vous appelez le Chakra naturel. Contrairement à l’énergie obscure, profondément vile et corruptrice, le Yin est une force créatrice. Il suffit de répliquer Seirei, dans un endroit clos, pour espérer que ma création dévore vos maux. Attention aux sas, c’est important.

La jovialité intrinsèque du Clown sombre face à l’émergence de son sérieux.

— Issei, il me faut plusieurs fioles du sang non-corrompu. Je vais tenter de lier inextricablement la croissance de ma création silvestre aux cellules bloquant la propagation du Givrefroid. Je vais dresser un jujubier dans la serre, qui sera hydratée par l’eau de la Source. Je vais déployer une frange de mes arcanes pour accroître sa sortie de terre. Plus tard, après la réussite de mes tests, une ruche y sera accrochée. Les abeilles se chargeront de polliniser la serre.

Éclair de génie, notre expérimentateur a presque oublié cette dernière étape.

— Aussi, cette forme renforcée, décuplée, m’intrigue. Le bon sens indique que tu n’es pas né avec cela, sinon tu n’aurais pas pu survivre aussi longtemps. Dresse-moi une liste de changements récents. Je suis fan des énigmes.

Spoiler:

Ainsi, le rôle de l’enfant de l’os était de constituer une serre particulière – exempte de toute forme de vie. Si les cultures habituelles avaient besoin des ressources naturelles présentes dans le sol, le projet de l’Occidental exigeait un canevas vierge pour éviter tout imprévu.

— J’ai compris la logique. Je vais l’installer non loin d’ici, mais tout de même à l’intérieur du village, au cas où un mauvais espion ne désire tout brûler pendant la nuit. Il vaut mieux garder cette ressource près de nous !

(1) Première étape : garantir l’absence absolue de racines, plantes, et insectes.

De ce fait, Ato fit une croix sur la terre omniprésente. Il fallait récupérer un autre terreau, à l’état pur, ergo il allait être nécessaire de trier tout un pan de sol. Le labourage en lui-même pouvait être effectué par la modélisation calcique du Kaguya, mais de petites mains n’étaient pas de refus afin d’organiser un second tamisage manuel.

— Je vais commencer les travaux. Après Kura, tout ceci est un jeu d’enfant.

L’enfant de l’os adressa un signe de la main à ses deux compères, suite à quoi il partit recruter les fidèles du Prince Rouge. Même si l’acte proposé était rébarbatif, l’Éveillé n’eut aucun mal à réunir des volontaires – ayant déjà eu l’occasion d’hériter de la confiance des autochtones de Yajiri. Ce fut avec cette petite troupe qu’il se balade hors du village, et commença son œuvre.


Manipulant le chakra, et entremêlant ses doigts pour former les arcanes zodiacales, le Spectre Blanc déploya son ossature devant lui pour s’infiltrer sous terre, çà et là, sous la forme de maints rhizomes organiques, non-végétaux, afin de causer un chaos certain sous ses pieds. Animaux troglodytes étaient chassés, de peur ; des profondes racines, naturellement présentes du fait des épais bois alentour, s’arrachaient par la force dynamique de l’os en pleine expansion ; seuls les insectes, trop petits, et en trop grand nombre, restaient bien au chaud. D’où la présence des volontaires Chinoike.

— À vous de jouer. Utilisez ces tamis afin de trier chaque grain de terre de cette zone définie. C’est d’une importance capitale pour la découverte d’un remède contre le Givrefroid. En cas d’amalgame de la taille d’un poing, morcelez-le, et analysez l’intérieur. Nous ne sommes jamais trop prudents.
— C’est compris, Ato !
— Nous allons mettre un peu de temps, mais nous ferons gaffe.
— C’est vraiment si nécessaire d’être aussi pointilleux… ?
— Si tu ne veux pas être responsable de la création d’un hybride sigillaire ver de terre-végétal colossal atteint du Mal Blanc, oui.
— Vu comme ça…


(2) Deuxième étape : la serre en elle-même.

Afin de l’isoler complètement de toute anomalie exogène, il était crucial de bâtir l’endroit hors de terre, avec une épaisse couche osseuse la séparant du monde extérieur. Il restait certes assez de bois utilisable pour en extirper des planches, et former une structure générale épousant parfaitement le décor environnant, mais le Kaguya préférait les caractéristiques de son arcane. Sans traitement, le bois pouvait laisser passer des insectes, comme des mites. Son os, en revanche, gagnait plus de points dans la balance des pours et des contres.

— Ici, ce sera parfait.

Près de la statue des fondateurs de Kiri, non loin du centre du refuge.

À nouveau, le Spectre Blanc puisa dans son expérience de modélisation d’épouvantails calciques, grâce aux exactions Uhen, afin de tisser une trame osseuse imperméable. Ses os, de taille normale et humaine, se déployèrent aussitôt dans toutes les dimensions, pour s’éteindre, se déformer, s’élargir, se tordre, se transformer. Avec une concentration toute particulière, le Kaguya forma, autour de lui, et à l’aide des côtes de sa cage thoracique, une cosse d’ivoire, blanchâtre, telle une fleur n’ayant pas encore éclos, les pétales-côtes se rejoignant en hauteur, à plus de quinze mètres.

Fier du squelette de sa serre, Ato réfléchit alors au problème du « sas », afin de permettre un changement d’état – pression, atmosphère, gaz, chakra, pollen… – de l’intérieur vers l’extérieur, et réciproquement. Il rejoignit un côté, et posa sa main sur ce mur courbé, afin d’y insuffler à nouveau son énergie, mais de manière plus fine. L’os se fendit subrepticement, pour former une entrée d’à peu près un mètre et demi, d’une précision hors pair. Lorsque la « porte » se mêlait au mur, il était quasi impossible, de loin, de voir la délimitation entre les deux entités. Mais une pression manuelle permettait de mettre l’interstice en lumière.

En guise de « sas », le Kaguya opta pour un tunnel classique, à hauteur d’homme. Il prit tout son temps pour soigner les détails de son œuvre, en attendant que les volontaires Chinoike lui livrassent la terre triée. L’environnement, dans son entièreté, paraissait idéal pour l’expérience qui devait être menée. Ainsi, après deux grosses heures d’effort concis, Ato présenta le fruit de son travail à ses deux compagnons de science – en soulignant le travail effectué par les fiers Chinoike du Refuge.

— Les cartes sont dans votre main, maintenant.

Résumé :

L’érection d’une colonne d’albâtre, mue par les capacités héréditaires du Kaguya, éblouit l’Alchimiste d'État. Sous les dextres expertes de Meiun, les marionnettes humaines, rêve de tous les adeptes du Kugutsu, s’activent pour s’arracher des crocs de la Destinée. La volonté de fer des Kirijin plaît au Martyr ; il voit en eux l’enfant qu’il était, jadis, lorsqu’il dut briser ses fers, subtiliser la vie de ses parents et s’enfuir de son foyer. Cette fois-ci, l’enjeu est plus important. Le sort du Continent, mais surtout de ses incartades chaotiques, est sur la balance. Notre aventurier ne peut s’abandonner aux sirènes de la perdition, pas sous prétexte que le Mal Blanc pénètre les couches de son épiderme.

— J’aurai aimé pouvoir t’en dire plus, Issei. Hélas, il est des choses qu’il est préférable de découvrir par soi-même. Toute vérité n’est pas bonne à entendre.

Les orbiculaires de sa bouche descellent le sarcophage lipeux. La langue s’arque puis se tend pour dévoiler le trigramme céleste, symbole de son mutisme forcé. La révélation du Juinjutsu ne poursuit qu’un seul objectif : chasser une éventuelle personnalité pompeuse ; il n'offre aucune connaissance en contrepartie non pas parce qu’il ne veut pas, mais parce qu'il ne peut pas.

— Si nous parvenons à détruire le Mal qui corrompt votre chair, je ferai en sorte que les portes de l’ésotérisme soient ouvertes pour vous. A ce sujet, je ne peux rien dire de plus… Vous vous en doutez.

Le Kokka Renkinjutsushi croise ses bras et jette une œillade vers l’empyrée. Les révélations continuelles du Prince de Sang se déverse dans son cortex. Un Kraken. Une téléportation. Des modifications corporelles. Intérieurement, le Clown remercie ses nombreuses expériences. Sans son passé de baroudeur, inextricablement rattaché à ses fonctions alchimiques, jamais le débit syllabique n’aurait fait de sens à ses yeux. Si la crinière carmin croit en la véracité des propos de son interlocuteur, ses connaissances le musèlent.

— Ton histoire est… Surprenante. Je ne veux pas être un marchand de rêves. Je suis désolé de t’apprendre que mes compétences ne vont pas aussi loin. Je n’ai jamais entendu pareille histoire avant aujourd’hui. Cependant, force est de constater que tes nouveaux yeux, et ce nouveau bras, jouent un rôle prépondérant pour le Givrefroid qui se décuple en toi.

Les pupilles de l’enfant du Soleil tombent sur le visage du Chinoike et ne le quittent plus.

— Je ne peux te conseiller sur le choix à prendre. Tes compétences en Kanchijutsu surpassent les miennes. Si tu n’as rien décelé, soit une faille dans ta détection t’a échappé, soit… Le maléfice est indétectable, car il te compose. Un peu à la manière du Gène Kaiun : la supra-vitalité des Uzumaki mâles les dévore. Laisse-moi cinq minutes de réflexion.

Le prétendant à la régence du Clan vampirique profite de ce moment de répit pour partir, puis revenir auprès de l’étranger. Les dextres du Prince se referment sur deux poches de sang ; la condensation signale leur sortie récente d’un appareil réfrigéré. Les orientaux savent toujours surprendre.

— Ato, Issei…

Dos au binôme, notre explorateur appose sa main contre San’in, la Colonne Blanche.

— Jusqu’où êtes-vous prêt à aller pour défaire le Givrefroid ? Jusqu’où êtes-vous prêt à aller pour assurer la pérennité de votre île, de vos compagnons… De votre chair ? Ce que je m’apprête à vous proposer est une bombe. Je ne le cache pas. Pas plus que je ne vous cache pas nos chances de réussite. Selon mes calculs, nous avons 1% de chance de réussir avec mon plan A…. Les chances passent à 10% avec le plan B.

L’expression faciale de Meiun est différente. Il n’est plus un luron joyeux. Une aura sérieuse, mais surtout énigmatique, occulte, presque cryptique s’échappe des pores de son épiderme. Le Gardien de l’Arbre-Monde prend la pleine mesure de la tâche qui lui incombe : celle de sauver ou de condamner un peuple entier.

— Je ne veux pas porter les responsabilités des prochains événements, alors vous déciderez du futur qui vous attend. Pour défaire l’emprise de Shimo sur vos terres, pour empêcher les non-Chinoike de mourir gelés, pour libérer ton Clan de sa prison éternelle… Issei, tu dois accomplir un sacrifice.

Ses lèvres s’étirent en rictus.

— Cela me rappelle mon enfance... Je suis Sekaiju no Meiun. Un descendant de Gekimetsu Suna. Mes ancêtres n’ont pas réussi à maîtriser le Jiton, vous savez. Les bédouins les ont donc transformés en sacrifice pour l'Arbre-Monde. Cette peau blanche, ces cheveux rouges, ce sont des fers indélébiles. Si je vous révèle tout cela, Issei, c’est parce que moi aussi j’ai dû sacrifier une partie de moi. Un choix m’a été proposé : la liberté ou la mort, et ces deux voies menaient à la perte de ma famille.

Le Clown ferme le poing. Une constellation de nervures apparaissent.

— Il n’y a pas un jour où je ne pense pas à ce choix. Je suis le dernier représentant d’une tradition pluricentenaires. Ce qui nous sépare... Issei, c’est ton choix. Contrairement à moi, tu peux sauver les tiens. Dans cette serre, je ferai en sorte de lier la nature au sang pour donner vie à quelque chose de nouveau. Je comprends ton appréhension au sujet de Seirei, et je te rassure : je ne suis pas un Gardien-Esprit, mes secrets ne peuvent égaler la force prodigieuse de ces entités.

Les voies respiratoires de notre alchimiste amalgame une importante quantité d’air, sa poitrine se gonfle, puis un long soupir est relâché. Tout le monde, à l’exception de Ato et Issei sont conviés à partir. Nulles oreilles externes ne doit entendre le plan morbide.

— Dans le plan A, je pénètre la serre seul et tente un tour de magie. Dans le plan B, je pénètre la serre seul, tente un tour de magie en ayant… Ton bras ou tes yeux. La proposition est délirante. Je sais. J’ai tourné le projet un million de fois. J’ai peur qu’il s’agisse du seul choix en notre possession. Je te demande l’un ou l’autre, mais en réalité, je suis persuadé que tu devras sacrifier ces deux portions de toi. Ma théorie est la suivante : si ton bras et tes yeux sont responsables du décuplement des effets secondaires négatifs, alors il existe un monde où ils décuplent également les effets secondaires positifs.

Index et majeur se joignent pour gratter l’arrière de son crâne.

— Je comprends l’ampleur de ce choix cornélien. Le Continent repose sur toi. Nous pouvons tous nous arrêter ici, maintenant, et continuer notre vie en mourant à petit feu. Nous pouvons opter pour le Plan A et nous voiler la face en pensant que tes dons ne soient pas obligatoires. Nous pouvons tout sacrifier sur l’autel de la découverte et de l’innovation pour apporter une première solution majeure. Je suis un fervent défenseur de la Liberté, donc je respecterai ton choix. Réfléchis-y, mais n’oublie pas que les problèmes extraordinaires appellent des solutions extraordinaires.

Meiun tend sa main, paume ouverte en direction du ciel. Il est prêt.

— Oh, et attends... Je ne sais pas si cela peut te rassurer, mais je suis en mesure de réparer les séquelles de ton sacrifice. A l'identique. Je n’aime pas parler de Destinée, mais…

Index et majeur se lient une seconde fois. Le crochet manuel perce l’épais cocon de tissu fixé à son dos. Un bandage est étiré, ce qui dévoile par voie de conséquence la tête boisée d’une marionnette. Le savant fou révèle son lien avec les arcanes du Kugutsu.

Spoiler:

Le sacrifice demandé était horrible, inhumain, dangereux. Comment pouvait-on demander un tel tribut, à un héritier pris dans les linges du drame et de la détresse ? Son sort était condamné ; les degrés de persuasion à son égard étaient ainsi dupliqués. Le Prince Rouge était une personne vulnérable qui pouv-...

— Tu devrais le faire, Issei. C’est une bonne idée.

Après tout, Ato avait déjà perdu un œil lors de la création de Kiribukai, à partir de son propre chakra ; et l’avait récupéré grâce aux arcanes des Uzumaki de la Paix. De même, face à l’équipage du Requin-Marteau, il avait sacrifié sa jambe lors de l’assaut démesuré du Yuki, afin de se sortir du pétrin – excroissance remplacée par une parfaite prothèse osseuse. Ainsi, les pertes corporelles ne pesaient rien dans la balance des Éveillés. Surtout si cela multipliait par dix les chances de réussite du jujubier anti-Givrefroid.

— Tu devrais cependant conserver tes yeux, qui construisent en partie ta légende – quitter à compenser leurs effets néfastes avec le fruit de ce jujubier à venir. Dans tous les cas, je reconnaitrais ton choix, et l'assumerais à tes côtés. Je suis conscient qu'il est facile de conseiller autrui dans ce genre de dilemmes, sans prendre personnellement de risques, mais je sens que le Destin nous embrasse, aujourd'hui. Il n'y aura pas d'autres occasions. Nous n'aurions pu rêver mieux qu'un représentant de la Kabbale pour nous épauler.

Le Kaguya croisa les bras devant ses deux compagnons, l'air sérieux – son expérience séculaire reprenant le dessus sur son psyché, en cet instant précis. Il y avait des combats qui s'imposaient naturellement.

— J’aimerais beaucoup que tu me parles de l’Arbre-Monde, d’ailleurs, Sekaiju no Meiun. Après la Nécropole Stygienne, je souhaite me mettre en route vers ce deuxième Berceau de chakra, pour en découvrir ses secrets.

L’enfant de l’os fit enfin claquer sa cape nivéenne, en regardant la serre préparée.

— Je me charge de surveiller cet oasis de Seirei si les choses dégénèrent.

Résumé :

L’entreprise de Meiun est folle. L’idée est faillible, fragile et ne repose sur aucune réalité scientifique, si ce n’est les pensées abscons d’un alchimiste atypique. Nombreux sont les rituels du Continent qui appellent à sacrifier une partie de soi pour atteindre de nouveaux horizons. L’albinos belliqueux se range dans le giron de notre aventurier.

— L’Arbre-Monde…

La pensée du fossile tutélaire réchauffe l’anima du bédouin flavescent.

— Toi aussi, tu cherches à percer le secret des Mégastructures ?

Le sérieux de Meiun se brise par son sourire.

— Notre Arbre de Vie est une destination dangereuse. Elle accueille le siège du Khaganat et donc des Gekimetsu. La Nécropole et le Croc sont, par essence, bien plus simples à explorer. Conquérons les profondeurs de la Nécropole, puis les hauteurs du Croc. Nous pourrons nous arrêter, ensuite, à Kaze.

Le Sekaiju est une plante carnivore et les hommes sont ses moucherons. Gardés par le plus puissant Clan du Continent, l’Arbre-Monde diffère grandement des deux autres Berceaux du Chakra, en ce sens qu’il agrège une communauté de personnes. Le Croc Prométhéen domine Kaminari et intime aux êtres célestes de ne pas s’y approcher. La Nécropole Stygienne contient une armée de spectres et dévore la santé mentale des intrus… Des trois Berceaux, seul le fossile est, par essence, propice à l’Humanité.  

— Tu entres dans la Légende, Issei.

La scène se déroule sous les yeux de notre Kokka Renkinjutsushi. Les particules sanguines du Prince des Chinoike flagellent le faciès maculé de l'expérimentateur. L’enfant du Chaos sacrifie sa vitalité sur l’autel de l’innovation. Index, majeurs et annulaires dansent. Plusieurs fils iridescents s’échappent de ses ongles pour s’enfoncer dans le cocon de soie. Deux bras marionnettiques quittent le sarcophage pour récupérer les présents qui alimenteront le rituel.

— Je te laisse panser ses plaies. Il est temps que la magie opère.

Dernières paroles prononcées de Meiun avant qu’il ne pénètre la Colonne Blanche.


La dextre du Kazejin récupère un morceau de terreau. La terre file entre ses doigts. Le cahier des charges imposé par l’Alchimiste d'État est respecté : aucune forme de vie ne peut parasiter le rituel ésotérique qui s’apprête à être réalisé. Sur les épaules du nomade, le sort d’un homme, d’un Clan, d’un Etat, du Continent tout entier repose sur lui. Un timide soupir tente de se frayer un chemin entre ses dents. Ce n’est pas une position rêvée pour lui, mais quid du sacrifié ? Pour Issei, il doit réussir.

Les sandales du templonaute martèlent la terre fraîche. Ses pas le mènent au centre de la serre. Les paupières de Meiun se referment sur ses yeux. Une décharge de connexion synaptique. Dans sa conscience, un écosystème se crée. Avant de procéder, il préfère s’atteler à la visualisation de son œuvre. Une décharge parcourt son échine, ses poils se hérissent, une nouvelle aube attend le Continent. Comme Dokueki Magobei avant lui, notre aventurier s’apprête à tordre la réalité pour plier la Nature à sa volonté.

Le bras porteur du Chaos est enfoncé dans la terre, doigts tendus vers le ciel. Un kunai incise la paume et la graine de Jujubier, tout droit issue du Pandémonium Vert, y est enfoncée. Meiun est sur une ligne de crête, il danse avec les frontières entre l’innovation et l’hérésie. La première poche de sang est ouverte : l’hémoglobine recouvre le membre et la germe. La seconde est déposée sur l’autel charnel, entre les doigts d’Issei.

Un clap sonore retentit. Les deux paumes de notre aventurier sont scellées. Ses bronches accueillent une profonde inspiration. Autour de sa prison de phalanges, de nombreux micro-éclairs rutilants apparaissent ex nihilo. L’énergie naturelle se comprime entre ses doigts, incrustée dans sa pierre philosophale. Le cocon se brise, les deux bras de Meiun sont tendus devant lui, mains grandes ouvertes.  

La transfiguration est initiée. La graine se brise pour libérer une frêle tige. La colonne de chair se tord, les doigts s'étirent ; le tout s’assimile à la graine dont les racines remplacent très vite ses vaisseaux sanguins. La poche de sang participe à la croissance ; l’arbre sigillaire s’en abreuve pour renforcer sa constitution. Le foyer miniature de Seirei s’étend autant par ses ramifications externes que internes. Cinq puissantes branches donnent vie à de nombreuses feuilles de jujubier qui tirent vers le vermillon.

L’apparence générale du Kyūketsu Shokubutsu (吸血植物, Plante-Vampire) réplique les traits caractéristiques d’une infection au Givrefroid : son bois est pâle et ses fruits sont rouges. Dans la conception de cette hypothèse, notre aventurier a omis un point important. Celui impliquant la réalisation d’une condition pour obtenir la panacée. L’Arbre-Chinoike réclame du sang pour offrir ses jujubes.

Spoiler:

Il y avait un coup à jouer. Du fer à battre tant qu’il était chaud. Le Kyūketsu Shokubutsu (吸血植物, Plante-Vampire) n’était pas une création anodine ; mais un fragment divin, effleuré par la main de l’Homme, afin de renverser le cours du Destin. Ato savait – puisant dans ses lointains souvenirs de Prédicateur, du temps de la Première Brume – à quel point la religion pouvait impacter l’autorité politique d’un peuple. À l’époque, il représentait les traditions et coutumes de son clan, directement transmises par son feu maître, enseignant aux générations successives le rapport intime entre les Kaguya et la nature.

— J’ai une idée. Laissez-moi une heure.

Aussitôt dit, l’enfant de l’os s’éclipsa des environs de la serre pour accomplir son plan, qu’il estimait puissant. Il rejoignit aussitôt les différents centres névralgiques de Kiri, afin de contacter le plus de monde possible – la caserne, le gîte, le campement, le port… – et expliqua à chaque oreille sur son chemin l’importance d’aider le Prince Rouge dans sa quête contre le Givrefroid. Le Spectre présenta, avec conviction, la nature sacrée de ce rituel, inhérent aux arcanes même du clan Chinoike, reliant l’existence de l’Arbre Blême avec les nouveaux pouvoirs d’Issei. Dans l’esprit de bien des Vampires, le Prince Rouge gravissait les échelons de leur estime, ce dernier accomplissant un miracle pour expier un Mal Blanc devenu morne quotidien. Mieux : la moitié de son audience accepta de mettre la main à la pâte, et de céder une partie de leur sang vicié, jusqu’à la limite tolérable de la conscience, pour offrir à l’Arbre de Seirei l’essence même de ce contre quoi il se battait.

L’essaim se mit en mouvement, et ses sentinelles installèrent – de manière organique – une demi-douzaine de dépôts sanglants, en l’état de chaudrons devant lesquels s’entassaient de nombreux Vampires. Les uns après les autres, à l’aide d’une lame rituelle fait d’un os Kaguya, béni par le sang d’Issei et de Seijirô, ces Chinoike s’ouvrirent la paume de leur main pour remplir les réceptacles d’hémoglobine. Enfin, la procession macabre terminée, les chaudrons furent livrés à la serre calcique, aux pieds du Prince Rouge – scandé par les psalmodies des plus sauvages des Vampires, aux dogmes plus ésotériques, plus religieux, plus fidèles.

Même Ato participa à l’opération, signant, de son essence, sa participation à cet énorme Pacte de Sang.

Résumé :

Les deux membres du Triarcat de Kiri font face à l’Arbre-Strige. Meiun relate à ses mandants les caractéristiques intrinsèques de sa création. Notre aventurier rattache un hypothétique besoin de sang à l’absence de jujubes. L’intelligence de Ato entre en scène. En l’espace d’une heure, de nombreux chaudrons sont installés à l’intérieur de la bronchiole de Seirei. Les contenants en fer forgé sont, pour la plupart, remplis de moitié d’un liquide rouge, presque visqueux. L’huile de Kiri s’est rapprochée des Chinoike pour qu’ils participent, eux aussi, à l’effort de guerre.

— C’est une idée aussi terrifiante que brillante. Il y a un monde où cela peut marcher. Dans mon pays, les jujubiers sont peu irrigués, mais copieusement quand c’est le cas. Par cette rétention, les arboriculteurs entendent favoriser leur autonomie par le développement de leur système racinaire. C’est un arbre de sang, remplacer par l’eau par notre fluide vital est une très bonne idée…

La dague en os de Kaguya est récupérée. L’index du Kokka Renkinjutsushi glisse sur la langue de fer, qui perce son épiderme. Un filet de sang s’enroule autour de son doigt et quelques gouttes perlent à l’intérieur du chaudron. A son tour, le Kazejin se lie à cette communauté éclectique. La bravoure d’Issei prend le relais. Dans un effort - presque - inconsidéré, le Prince laisse déferler la source de vie dans le chaudron. La quantité d’hémoglobine obtenue explose l'objectif arbitraire des 100 litres. Le surplus est bu par la terre, constellée souterrainement par les excroissances du Vampire.

— Veille sur lui, je m’occupe de préparer son nouveau bras.

La cohorte de liches cercle le Kyūketsu Shokubutsu. Mains liées, ils psalmodient des propos occultes, profondément abscons. Hélas,  eux seuls ont les clés pour en comprendre le sens entier. A l’intérieur du cercle rituel, une poignée d’élus portent les Graal et déversent leur contenu sacré contre le tronc de l’arbre, à l’endroit exact où son être se perd dans le sol. Mouvement d’auriculaire. Du cocon en tissu s’échappe un bras boisé. Mouvement d’index. Un segment de l’une des cinq branches principales est détachée du corps principal.

La partie sectionnée est assez importante pour être le patron d’une prothèse, sans pour autant contrevenir à la prochaine cueillette. Sous l'œillade de cette entité sigillaire qui boit l’obole carmin, Meiun laisse danser les différentes articulations de sa main. Mouvement ascendants, descendants et circulaires se coordonnent pour animer le pantin enfermé dans son dos. L’automate travaille le bois imbibé de sang : les jujubes sont arrachés, l’écorce est polie, la matière est grignotée… Tout cela pour obtenir la réplique exacte du bras perdu.

— Cela devrait suffire. Qui sait peut-être que ce rameau porte les mêmes propriétés que toi, Création...

Lorsque notre explorateur se relève, il est le premier à capter les changements qui assiègent son expérience contra-natura. Sous ses yeux, une drupe oblongue est mûre. Bientôt, c’est une dizaine, puis une centaine de fruits qui atteignent ce stade. Les doigts, devenus branches flavescentes, accueillent une nuée de dattes sanguines. L’index de Meiun arrache un présent.

— Pour son sacrifice, il lui revient d’être le premier à se libérer du Givrefroid.

Ses pas le mènent aux lèvres du Prince des Chinoike. L'Alchimiste d'Etat n'attend pas l'autorisation de ses pairs. La prothèse conductrice, extraite de l'Arbre-Vampire, est reliée au système neuromusculaire du Tachibana. La datte, encore en main, est tendue à Ato. C'est au partenaire d'Issei à qui il revient le luxe de participer à l'acte nourricier, non pas à un étranger comme lui.

Spoiler:

Le Prédicateur leva les mains, paumes vers le ciel, un fruit de jujubier juteux trônant comme joyau ecclésiastique, devant la foule convaincue. Sa cape nivéenne sublimait la blancheur de nacre de l’Arbre-Strige, représentant une parfaite tenue d’office pour cette messe religieuse, ô combien importante. Peu à peu, l’héritage des Anciens Architectes s’imposa sur l’organisme de l’enfant de l’os, l’ayant porté jour après jour, nuit après nuit, jamais laissé à l’abandon, depuis sa découverte. Cette cape, qui n’était qu’un vêtement unique, devint une excroissance à part entière du corps du Kaguya, qui adoptait subrepticement cette teinte caractéristique, blanche, pure, parfaite – divine.

— Mangez ; ceci est Son sang.

Les uns après les autres, les Vampires avancèrent devant l’augure pour recevoir leur dû – en commençant, en priorité, par ceux ayant contribué à l’effort de guerre. Soumis par l’instinct grégaire, et abrutis par les dogmes prophétiques soutenus par le Prince Rouge, les Chinoike avalèrent le fruit expérimental sans aucune arrière pensée, prêts à être libérés du Mal Blanc, et à rejoindre la nouvelle Marée Sanglante.

— Plus jamais vous ne connaîtrez la faim. Plus jamais vous ne connaîtrez la rage servile. Plus jamais vous ne serez séparés de vos frères et sœurs. Que tous les Striges le scandent : le Prince Rouge vous a libéré de votre fardeau, et vous a offert le libre-arbitre.

À son tour, le Prédicateur glana sa récompense, en l’état de cette datte écarlate. Il se concentra sur son nouveau pouvoir latent, faisant dorénavant partie de lui, et laissa passer la magie naturelle du fruit vampirique entre les mailles du filet, pour pleinement purger son corps du Mal Blanc. Du moins, il l’espérait. Comme tous les cultistes présents à la Messe Rouge.

— Yajiri n’est plus votre refuge ; votre réserve ; votre prison. Au travers de la Brume, l’Eau vous tend la main ; ensemble, nous rendrons ses lettres de noblesse au Grenier du Continent, notre Paradis Rouge, et sauverons nos parents du joug du Maître du Givre. Le Prince Rouge nous montrera la Voie – purifiée de toute saleté.

Le Spectre Blanc se retourna vers Issei, pour s’agenouiller devant lui. Comme un seul homme, l’audience, en quasi pleine capacité, en fit de même, dans un silence de mort – non, de respect. Derrière son masque solennel, Le Vestige souriait. Toutes ces mésaventures portaient enfin leurs fruits.

Et ils avaient pris l’apparence de jujubes.

Résumé :

La procession prend en ampleur, ce qui signe la fin de cette aventure. Notre explorateur doit laisser le peuple de Yajiri célébrer sa victoire sur le Mal Blanc. Le Père de l’Arbre-Strige ne souhaite pas s’accaparer une victoire qui ne lui revient pas. L’invité de marqué sait que le Triarcat de Kiri lui est reconnaissant, et que celle-ci passe par la descente dans les entrailles de la Prison-Limbe.

— Récupère notre part du marché.

Une tête simiesque émerge de la tunique de Meiun. Son compagnon sigillaire saute vers le sol, grignote les mètres qui le séparent de deux jujubes à la manière d’un gorille et plante ses crocs dans une datte écarlate. La chair nourricière parcourt son œsophage puis tombe dans son estomac. La seconde est amenée à son Créateur, qui tend son avant-bras pour que le primate bondisse dessus.

— Ato, d’autres contrées m’attendent.

Le faciès du Kazejin se tourne vers le Roi de la Nécropole Stygienne, puis vers le Prince des Chinoike. La torpeur qui l’assaille, après cet exploit, imbibe le Martyr de joie. Un sentiment, plus étrange, le traverse. Il a l’impression d’avoir aidé son Lui du passé, lorsqu’il se confronta à son terrible dilemme. Une façon de jeter un sort à ce poids qui pesait sur ses épaules depuis des années.

— Informe Issei que je m’excuse de ne pas être resté à son chevet.

Les dextres de Meiun s'enfoncent dans son veston. Un carnet est extirpé, avec sa plume et un pot d’encre. D’un mouvement de poignet, il griffe sur une page sa signature. Plume et attirail d’écriture sont rangés. Il porte son pouce à ses crocs, qui s’enfoncent en lui, et appose l’empreinte digitale contre la page, aussitôt déchirée puis tendue à son interlocuteur.  

— Présentez cette lettre et deux jujubes à Hakugaku. Vous serez pris en charge par mes collègues.

Le calepin est rangé à son tour.

— Les connaissances que vous allez acquérir vous permettront de veiller sur le Kyūketsu Shokubutsu.

La fameuse Institution qu’il ne peut révéler, faute d’un juinjutsu silencieux.

— Plantez d’autres Jubokko à Shimo, c’est peut-être la clé pour éliminer le mal.

Un sourire empli de malice et de mystère se greffe sur ses lèvres, comme si une ambition plus grande et bien plus secrète habite Meiun. Cette facette de sa personnalité est aussitôt chassée par l’apparition d’un tube cristallin, comprimé entre son index et son pouce. Le contenant est vermillon, légèrement visqueux : du sang, et pas n’importe lequel, celui de Seijirô.

— Nous nous retrouverons pour l'exploration ! J’embarque cette fiole de sang protecteur, comme convenu.

Bras tendu, paume ouverte, Meiun salue une dernière fois la cohorte Kirijin, qu’il retrouvera bien assez tôt…

Spoiler: