Les informations circulaient plus ou moins vite dans ce monde. Cela dépendait intrinsèquement de la nature de celle-ci et dans le cas présent Chowâ n’avait pas lésiné sur la réussite de ses opérations. Hametsu, la terre en ruine, terre sauvage des Yaban, vivier des Fujimi depuis des dizaines d’années était désormais sur la voie de la pacification et de l’évolution positive. Si le pays était encore loin d’être dirigé comme pouvaient l’être les autres nations qui l’entouraient, c’était avant tout un grand pas de fait pour tous les optimistes de ce pays ravagé. Cette ambassade, ces infrastructures étaient peut-être une opportunité pour certains, mais malheureusement, un obstacle pour d’autres. Si l’homme perdu cherchait la lueur, qu’il quitte cette terre brulée et se façonne une nouvelle vie dans les nations limitrophes. Hi ou Tsuchi seraient ravis de profiter d’un peu plus de main d’œuvre pour asseoir leurs projets.

Et c’est justement un projet bien ancré en tête que Shiro s’était rendue à Ame no Kuni. Pourquoi cette Cité-Etat en premier lieu ? Peut-être tout simplement car les plus difficiles à convaincre et surtout à aborder. Enfin … aborder surtout les bonnes personnes. On ne vivait rarement aussi longtemps que la demoiselle sans se tenir au courant des évolutions importantes et la création de la Voyoucratie de Bo Takeshi n’était pas passée inaperçue. Pour autant, si certains s’étaient précipités à l’ouverture de ces frontières reniflant un os à ronger, la Fujimi n’avait tissé que quelques contacts épars, des personnes de divers pays qui avaient fait le voyage pour s’installer. Son désir de découvrir ce micro pays était bien là, mais le temps n’était pas de son côté. Elle pensait s’y établir quelques années plus tard mais au final, un bref passage serait nécessaire bien plus tôt.

Par le biais de ses connaissance l’albâtre avait tenté d’approcher les pontes de ce monde de pègre mais si elle était suffisamment connue et reconnue ailleurs, en ces terres de trafic ce n’était nullement le cas. Pour autant, soldant nombreuses dettes qu’on lui devait elle parvint tout de même à obtenir un rendez-vous avec une figure qui faisait autorité dans une certaine mesure. Ce n’était pas encore le haut du panier, mais le nom de son interlocuteur lui ouvrirait surement quelques portes.

Rencontre était portée dans les bas-fonds d’Ame. C’est sous une pluie quasi permanente que l’immortelle traçait sa route, protégée de l’averses par un immense chapeau de paille qui couvrait bien plus que la largeur de son corps frêle et enfantin, une lanterne en papier à la main pour éclairer son chemin. Si dans un tel lieu les lois étaient souvent absentes, le plus fort ayant raison, dans le cas présent, nul ne semblait vouloir interférer avec la demoiselle qui dégageait une aura plus que menaçante malgré son jeune âge apparent.


C’est lorsque l’un des gardes à l’entrée de l’entrepôt fut projeté à travers la porte que les choses prirent un nouveau tournant. La désinvolture était une insulte que la Fujimi ne laissait pas passer et sous la stupeur des premiers temps, les quelques malandrins présents semblaient vouloir en découdre, prêt à sauvegarder leur petit commerce.

« C’est ainsi que vous acceuillez vos clients ? Je dois rencontrer Bô Aya et j’attends à ce que l’on me mène à elle ! »

L’un des mafieux n’eut pas le temps de finir de proférer ses insultes qu’il vola à son tour, projeté par un coup de poing qui venait pourtant de plusieurs mètres de sa position. Malgré sa petite taille, malgré son apparence enfantine, le regard de l’immortelle était celui de quelqu’un de déterminé mais surtout, celui de quelqu’un qui avait un profond vécu et qui ne se laisserait nullement intimider par si peu.

Repère des Tora Chikai

Une fine bruine frappait contre les carreaux de la fenêtre qui surplombait mon bureau. Offrant une vue directe sur le ciel, je contemplais les gouttes qui perlaient contre le cristal au lieu de me plonger dans la montagne de paperasse que je devais gérer depuis une bonne semaine déjà. Une cigarette au coin des lèvres, les pieds en éventail, je méditais sur l'avenir des Tora Chikai. Notre clan demeurait encore faible comparé aux mastodontes de notre sombre cité, et si je ne trouvais pas une solution pour nous propulser en tête de peloton, nous risquions de sombrer rapidement dans l'oubli.

D'un sursaut de motivation, mes pieds touchèrent le sol de mon bureau et ma tête heurta le livre des comptes ouvert sur nos finances. En scrutant les pages blanches, le flou trop proche de mon écriture m'offrait une vision nébuleuse de notre avenir... jusqu'à ce qu'un bruit sourd résonne au rez-de-chaussée de mon bâtiment.

«  Putain de merde… Il me casse les couilles », maugréai-je lentement pour moi-même.

Puis un deuxième grondement secoua l'étage.

«  Alors là… ça va chier ! », hurlai-je à plein poumons.

Pendant que je me redressais pour me diriger vers les escaliers, j'entendais une agitation frénétique à l'étage inférieur, tel un troupeau d’éléphants dans un magasin de porcelaine.

Quelques secondes plus tard, la porte que j'enfonçai avec panache contre le mur laissa à mes yeux le spectacle de mes gars , armée jusqu'aux dents, confrontés à une gamine. D'un coup d'œil à la pièce, je pus apercevoir Kichua et Momo, complètement sonnés sur le sol.

«  Vous êtes vraiment cons... Qu’est-ce que vous branlez à sortir vos katanas devant Fujimi Shiro ? Je vous avais dit qu’on attendait un invité de marque aujourd’hui ! », m'agaçai-je devant ces imbéciles finis.

Je descendis alors les dernières marches qui me séparaient du sol et m'ouvris un passage à travers ces masses musculaires dénuées de cervelle. «  Merde !!! Dégage Naho… Laisse-moi passer. » Enfin face à la jeune et vieille jeune femme, je pris la lanterne qu’elle tenait fermement dans sa main.

«  Ravie de vous recevoir, Dame Shiro. Excusez ces idiots, ce sont pourtant de bons gars d’habitude, même s'ils ignorent les règles de bienséance. »

Nous laissant finalement passer, j'escortai notre illustre invitée à l’étage supérieur. «  J’espère que votre voyage dans notre belle cité noire n’a pas été trop éprouvant. Il arrive parfois que des âmes s’y perdent en chemin. »

Dans la pièce qui servait de bureau, je me procurai une chaise supplémentaire pour installer ma convive.

Enfin quelqu’un de raisonnable et de raisonnée fit son apparition. A n’en pas douter, c’était là la personne avec qui j’avais pu gratter quelques contacts et obtenir ce rendez-vous. Pourquoi une telle certitude m’habitait ? Les choses étaient simples à deviner, la jeune femme qui descendait les marches et fendait sa route dans ces énergumènes dénotant largement avec la sombre populace qu’elle gouvernait. Bô Aya. Simple coïncidence, choix murement réfléchi ou précieuse destinée, voilà que le nom dont elle était affublée pouvait avoir une valeur que certains seraient prêts à payer. Si certains dirons que ce n’est là qu’une facette pour se donner une importance, je savais que le monde offrait deux sortes de parents dans ce cas de figure. Ceux qui couvent leur progéniture, la promettant au même destin que ceux qu’on leur avait offert pendant leur jeunesse et ceux qui forçaient leur descendance à tracer leur route, à prouver qu’ils étaient dignes de participer aux affaires et à prendre le relais.

A n’en pas douter Bô Takeshi était de cette seconde trempe et lorsque sa supposée sœur trônerait à ses côtés, nul n’aurait mot à redire sur la manière dont elle se serait hissée si haut. C’était pour lui une preuve d’efficacité mais aussi un moyen de s’assurer qu’elle ne serait nullement une marchandise qu’il devrait négocier à un ennemi. Le langage fleuri, les hommes courbant l’échine à son passage, la gamine arriva finalement devant l’immortelle baissant le regard pour capter le sien. Si de manière générale son apparence pouvait prêter à confusion, dans le cas présent et vu les modalités de cette rencontre, elle n’eut aucun doute quant à son interlocutrice

« D’ordinaire, je demande un cœur en réparation pour ce genre d’affront. Mais dans le cas présent, nous avons des projets à discuter et il me semble primordial d’affairer dans de bonnes conditions et dans une entente cordiale. Que ces deux idiots comme vous les appelez m’offre chacun un doigt. Après tout, ce ne serait là qu’un gage de loyauté de leur part à votre égard … »

Il était vrai que la Fujimi aurait pu quémander plus. Et dans le terme « quémander », il fallait avant tout comprendre « prélever personnellement ». Pour autant, la Chasseresse Sombre n’était pas là pour se faire des ennemis, c’était tout le contraire. En revanche, ces amputations étaient à ses yeux une nécessité, un gage de respect envers elle, envers ce qu’elle représentait, envers leur attitude désinvolte.

A l’étage, Shiro ausculta la pièce avec une certaine curiosité. Moyen d’échapper, pièges éventuels mais aussi la décoration environnante. Les gens y pensaient peu, mais elle estimait que l’on pouvait apprendre beaucoup des personnes en observant les atours décoratifs de leurs demeures, cela dévoilait nettement le tempérament de l’occupant.

S’installant en tailleur sur la chaise que l’on venait de lui offrir, la Fujimi retira son grand chapeau de paille, le déposant en équilibre sur la chaise avant de rentrer dans le vif du sujet.

« Bô Aya. Avant toute chose, merci d’accepter de me recevoir. Je sais la famille Bô occupée. Dans mon courrier, j’ai parlé d’une affaire d’importance pour Ame, d’une affaire qui aurait un impact à court et long terme et qui saurait surement vous intéresser. Je ne vais donc pas tergiverser bien longtemps. Ma question sera simple mais je suis curieuse de connaitre la réponse. Que savait-vous de la nouvelle ambassade qui a émergée à Hametsu ? Cela fait grand bruit dans beaucoup de milieu, que cela plaise ou au contraire … que cela nuise aux affaires de certains. »

Montrer les premières cartes, forcer l’adversaires à dévoiler son jeu sans pour autant dévoiler le sien, voilà une des nombreuses stratégies que la dévote appliquait à la discussion qui ne faisait que commencer. Une chose était certaine, les discussions les plus intéressantes étaient encore à venir.

« D'une manière générale, j'aurais volontiers offert le cœur de Momo », déclarai-je d’un ton sec en regardant froidement l'intéressé qui se rua sur ses genoux pour s'abaisser au sol. À travers ses excuses, des gouttes de sueur venaient caresser les dalles de mon bâtiment, et chacun des hommes présents dans la pièce déglutit sous une pâleur extrême.

« Mais je ne peux vous offrir ce que vous désirez. Malheureusement, ces gars, même s'ils ont eu du mal à être finis, sont sous ma responsabilité. Si vous voulez une compensation… » Je frappai d’un coup de pied Momo pour qu’il bouge son derrière et aille retirer un objet pour moi. « Je vous offre volontiers ce parchemin qui renferme mon bras. »

Je tendis alors, d’une main à Shiroi, le rouleau qui avait servi de stockage pour le bras que je m’étais moi-même coupé lors du contrat avec Kabuto. « Maintenant, que nos honneurs sont de mises, veuillez me suivre à l’étage. Nous y serons mieux. »

À l’étage, dans une pièce isolée, j’accueillis Shiro dans la salle qui me servait de bureau. Bien que la décoration ne fût pas des plus féminines, certains petits détails pouvaient se faire remarquer pour ceux qui savaient où regarder. Mais la grande majorité du lieu était dans un piteux état et en entendant les paroles de la sage Fujimi, je pensais qu’elle s’était sûrement trompée de personne.

En effet, bien que j’étais la sœur du maître de la ville, j’étais loin d’avoir sa renommée et le nom d’Aya n’était qu’un piètre synonyme du nom de mon frère. De très loin, je n’avais pas hérité de son influence auprès des clans et des gangs de la cité. C’était tout juste si Takeshi avait pris le temps de prendre un verre avec sa sœur adorée depuis ces deux dernières années. Certains pouvaient même croire que je n’étais qu’une simple usurpatrice qui essayait de profiter de ce nom de légende, ici-bas.

Mais bon… Cela ne durerait pas indéfiniment et je savais qu’un jour prochain, mon nom et celui de mon clan seraient en haut de la liste de la cité noire.

« Oui, en effet, tout le monde à Ame est au courant de la construction de cet édifice. Je dirais même tout le continent… » , lâchai-je devant la Fujimi. Même le nom de son constructeur avait fait parler de lui.

« Je peux vous dire que cela déplaît à plus d’un groupe dans la région. Chowa et les ambassades ont décidé de se rapprocher au plus près de nos terres et le statu quo qui avait bénéficié à Hametsu en sera rapidement dissous. »

Le pays en ruine, bien qu’utilisé par de nombreux clans, avait depuis plusieurs années subi aucun grand événement majeur sur ses terres. Bien qu'il fût en ruine et que son peuple survécut à la misère, le destin avait décidé de le préserver de nombreux malheurs qui auraient pu mettre à feu et à sang ce corps déjà à terre.

« Les clans discutent, les pays belligérants aussi, mais rien ne se trame pour le moment. Bien que Chowa ne soit pas aimé par la majorité, personne n’est assez fou pour se lancer, seul contre eux, dans une embuscade dont il maîtrise chaque aspect. »

Même mon frère n’avait pas encore pris de décision à ce sujet. Ame était jeune et bien que l’influence du marché noir et de la banque centrale fût présente dans le monde entier, le pays n’avait pas la puissance militaire pour ravager cette hérésie qui venait de se construire.

« Mais dites-moi, Dame Shiro. Est-ce la raison de votre venue sur nos terres ? Il me semblait que vous vouliez commercer avec mon clan, d’après votre message… » Mes yeux se plongèrent dans les siens, je sentais que la pétulante Fujimi était présente ici pour une affaire bien plus importante que la simple contrebande de parchemins explosifs ou d'armes provenant de Tetsu.

L’immortelle avait passé l’âge de s’émouvoir face à ce genre de réaction. Dans sa jeunesse elle aurait surement pris pour insulte le fait qu’on lui refuse ces deux doigts, mais aujourd’hui, ce n’était plus le cas. La raison était toute simple. Aujourd’hui, rares étaient les personnes à refuser ce genre de demande – si l’on pouvait décemment appeler cela une « demande » – et encore plus rares étaient celles en vie pour faire valoir cette défiance au près de qui que ce soit.

Sans un mot la Chasseresse Sombre accepta le présent que l’on venait de lui faire, n’offrant en cet instant aucune remarque particulière, glissant le parchemin dans le creux de sa manche avant de suivre son hôte dans les étages, glissant tout de même une petite remarque au passage.

« Et puisque vous parlez d’offrir un cœur, je profite de l’occasion. Il m’en faudrait deux. Ceux d’Amejins pure souche … Je ne vous demande pas de vous salir les mains avec le cadeau, l’emballage sera bien suffisant, je saurais m’occuper du reste. Bien, sûr, pour cela, je saurais payer le prix adéquate. »

Quant à l’étage, une fois introduite et installée, les premiers échanges lancés, voilà que la discussion entre les deux « jeunes » femmes pouvaient vraiment s’étoffer et se lancer sur des terrains bien plus complexes que le simple commerce d’armes, transport de drogues diverses ou trafic d’êtres humains.

« Il ne fait nul doute comme vous le dites si bien que ce consulat soit mal venu. J’ai bien connu Kusa no Kuni par le passé avant sa dévastation qui lui a valu ce changement de nom et cette apparence dévastée. Pour autant, ce n’est pas un mal, c’est même tout le contraire. Le Pays des Ruines est une sorte de statu quo entre les grandes nations du monde. Une ambassade aujourd’hui c’est un pied de nez de Chowâ aux pays qui gravitent autour de leur nouveau jouet. Mais au-delà d’être une simple pustule dans le paysage, cette ambassade déséquilibre la balance mondiale. Jusqu’à présent les ambassades ont été accueillis volontairement. Dans le cas présent, elle a été imposée. C’est ce que me fait dire que Chowâ aujourd’hui prône une certaine ingérence dans les affaires d’Hametsu. De cette manière, cette terre sans maitre, du moins officiellement, nous savons tous que le clan Yaban y fait sa loi, est désormais revendiquée. Il est donc à noter une chose. C’est que depuis les grandes guerres, c’est le pays qui prône la paix et la justice qui fait acte d’extension politique et territoriale de manière ouverte. »

Laissant retomber sa voix enfantine, Shiro ressorti de sa manche le parchemin qu’elle venait de ranger quelques minutes plus tôt et le déposa sur le bureau devant elle sans un mot particulier à ce sujet avant de poursuivre l’échéance fort agréable qu’elle vivait en l’instant.

« Pour vous répondre, oui, c’est le but de ma visite. En revanche, mon courrier fait mention d’une affaire à vous proposer, je n’ai jamais fait mention d’un quelconque commerce. Mais pour aller droit au but, aussi promptement qu’elle est apparue, cette ambassade doit disparaitre. Si je suis présence ici, c’est pour chercher le soutien d’Ame dans cette entreprise. Je suis connue sous moult noms dans bien des pays et par bien des clans, mais Ame est encore jeune. Je n’ai jamais eu l’occasion d’y faire des affaires en profondeur. Je n’ai donc ni les contacts ni les soutiens pour obtenir seule ce que je désir. C’est là que vous intervenez. Vous, vos hommes, le soutien de Bô Takeshi ou de je ne sais qui d’autre pour railler cette entreprise. Vous l’avez dit, nombreux sont les pays à y voir une mauvaise chose, je doute qu’Ame voit d’un bon œil un avant-poste chowajin à une encablure de ses propres terres. »

Comme je le soupçonnais, Fujimi Shiro était présente sur nos terres pour une toute autre raison que le simple commerce. Ses propos trahissaient ses intentions, et tout comme chaque leader des clans du Pays de la Pluie, elle était attentive aux desseins de Chowa.

Je pris alors note dans mon livre de comptes et je griffonnai quelques mots sur une feuille que je glissai dans un tube pour l'envoyer directement à l'étage inférieur.

« Le clan Yaban est effectivement le premier impacté par cette incursion de l’ambassade, mais il est peu probable qu'il se lance seul contre une ville qui, désormais, appartient et est protégée par Chowa. De plus, plusieurs informations laissent entendre que le Pays de l’Harmonie a dépêché une brigade pour assurer la protection de ses environs. Néanmoins, les Berserkers ne sont pas les seuls acteurs de cette histoire... Outre les pays belligérants comme Tsuchi et Hi, qui ont un impact direct sur les terres d’Hametsu, les clans majeurs du Pays de la Pluie sont également touchés. »

Je me levai de ma chaise pour me diriger vers un ensemble de théières réservé aux invités. Ornées d'un visage de démon et parsemées d'or, ces objets semblaient venir d'une autre époque. « Souhaitez-vous un peu de thé ? » Proposais-je à la tisseuse de fil, avant de retourner m'asseoir.

« Mais avant tout, il faut savoir que je n’ai que peu d’influence sur les autres clans, surtout ceux qui auraient un réel intérêt pour l’organisation d’une telle opération. Bien que le nom des Bo soit inscrit dans mes gènes, mon frère n’est pas du genre à faire valoir les valeurs familiales au sein de ses affaires… au contraire », avouai-je, tout en commençant à siroter une tasse cérémonial.

« Abe, Sugawara et les Chogoro seront probablement les plus impactés par cette ambassade. Je pourrais au mieux servir d'intermédiaire avec eux ou demander une audience, mais rien ne garantit qu’ils accepteront. Le même schéma est à prévoir pour le clan Yaban ; même s'ils sont les principaux acteurs, ils sont loin d’être les plus réfléchis en matière de stratégie militaro-politique. »

Cherchant dans mon bureau, je sortis une correspondance que j’avais reçue récemment. Sur le bout de parchemin, le sceau de la Kabbale était gravé avec l’encre que j’avais inventée. « Il faut également prendre ceci en compte... Bien que je ne puisse citer leur nom, il semblerait qu’une branche se soit ouverte en même temps que l’ambassade. »

Outre l’ingérence de Chowa, la Kabbale avait profité de cet événement pour établir un laboratoire officiel de l'organisation. Cela signifiait que, en plus du Pays de l’Harmonie, l’Académie de la Guerre était impliquée.

« Ce n'est pas une, mais deux entités qu'il va falloir affronter, aussi bien sur le plan politique que militaire. »

Même si son gang, son clan mafieux ou n’importe quel nom elle pouvait bien donner à leur petit groupe, cette Bô Aya, au-delà du patronyme qu’elle portait avec une certaine fierté et démontrait là pourquoi elle était à la tête de leur petit groupe et non pas pourquoi elle se mettait au service d’une des grandes familles. Grâce à son nom, nul doute qu’elle aurait pu intégrer un des clans importants de la ville, ces derniers ravis de profiter d’une renommée en devenir où d’avoir un moyen de pression, tandis qu’elle aurait pu gravir les échelons plus facilement, mais la jeune femme semblait faire montre d’une ambition certaine, le genre de volonté à évoluer qui voulait démontrer à tous que le résultat final serait celui d’un labeur mérité et non pas de passe-droit quelconque.

En attendant, son analyse de la situation était murement réfléchie, posée ce qui permettait à Shiro d’entrevoir la suite avec plus de facilité. Si les deux femmes étaient sur la même longueur d’onde, au moins, les échanges ne dureraient pas outre mesure et l’immortelle ne perdrait pas son précieux temps à convaincre quelqu’un qui n’avait pas envie de l’être. Avec le regard et l’attitude posée de quelqu’un portée par le temps, malgré son apparence juvénile, la Chasseresse Sombre suivait attentivement la conversation, refusant poliment le thé qui lui était offert et prit la suite de la discussion.

« Je gage que l’initiative chowajin fait des émules dans beaucoup de pays et de clans. Seulement, je crains que les jeux d’échecs qui se passent en sous-main ne voient jamais le jour. Il m’apparait relativement clair que personne ne souhaitera faire le premier pas, du moins, de manière officielle ou ouverte. C’est là que j’entre entre jeu en réclamant le soutien officiel ou non des puissances économiques touchées par ce nouveau fléau politico-judiciaire. »

Shiro déplia alors ses petites jambes, les étendant légèrement avant de se rassoir normalement, la pointe de ses pieds frottant à peine le parquet du sol quelque peu miteux et usé par le temps et les passages répétés.

« J’en conclus donc que vous suivez ma proposition. Je vous laisse donc la charge de contacter vos pairs. Pour ma part, je me chargerais des représentants de Hi no Kuni, j’ai une certaine … longévité avec eux. Pour ce qui est du clan Yaban, je pourrais éventuellement m’en charger mais nos relations ne sont pas au beau fixe. Mais comme on le dit si bien, les ennemis de mes ennemis sont mes amis après tout. Nous visons une cause commune, chacun devra mettre un peu d’eau dans son saké.»

L’immortelle sauta de sa chaise, et s’approcha au plus près du bureau.

« La Kabbale sont des opportunistes de tout genre. Magobei est peut-être un visionnaire … du moins, pour certains aspects il n’en est pas moins un homme qui cherche à attirer à lui le pouvoir. S’il a embourbé les Alchimistes d’Etat dans cette affaire c’est qu’il y gagne bien plus en retour. Je gage qu’avec lui, il faille lui montrer qu’il a plus à perdre qu’à gagner.»

Au moment de ces paroles, la Fujimi ouvrit légèrement son kimono et dévoila le Kenja no Ishii à son interlocutrice. Le sceau du silence était une chose, mais lorsque deux porteurs se retrouvaient ensemble à discuter du sujet, il n’y avait nul secret, juste un partage de connaissance. S’approchant d’une plante en pot posée dans un coin de la pièce, une sorte de ficus aux feuilles luisantes, l’albâtre posa sa main sur la terre et déploya l’énergie de son sceau. En un instant, cette même terre dégagea une odeur de pestilence à mesure que l’arbre perdait ses feuilles desséchées avant que le tronc se flétrissait, ne laissant au final que le simulacre d’une simple branche.

« Je connais bien la Kabbale et même si j’ai participé à sa création, elle et moi avons des divergences de point de vue. Quoi qu’il en soit, il faudra marquer le coup avec eux également.»

Déroulant le parchemin qu’elle avait posé sur la table, Shiro brisa le sceau de stockage, laissant apparaitre un bras en parfait état, comme s’il avait été coupé la veille.

« Rien n’est gratuit dans ce monde. En gage de bonne foi et de cette relation naissante, je vous rends votre bras.»

Posant un sceau de sa conception sur la partie à vif, Shiro incitait Aya à tendre ce qui lui restait de bras pour qu’un second sceau y soit apposé et que l’ensemble se lie à nouveau afin de rendre fonctionnel l’ensemble. [1]

« En revanche, vous m’excuserez, mais la cicatrice et les fils resteront visibles.»

Il était désormais manifeste qu'une nouvelle alliance avait vu le jour entre Fujimi Shiro et les Tora Chikai. La vénérable dame partageait visiblement le même point de vue que moi sur les ingérences de Chowa, et son arrivée pouvait représenter un tournant pour mon clan. Malgré mes doutes quant à la réaction de mon frère et de mes confrères, il était impératif que j'essaie de les convaincre. Depuis trop longtemps, Chowa et le marché noir se livraient une lutte souterraine pour le pouvoir. À mes yeux, Chowa avait franchi une ligne et Ame no Kuni devait riposter. La guerre larvée entre les deux factions devait évoluer si nous ne voulions pas voir notre pays sombrer dans l'oubli.

« Je prendrai en charge les clans d’Ame no Kuni, ainsi que le clan Yaban. Mes relations avec ce dernier sont neutres, je doute d'ailleurs qu'ils me connaissent. Peut-être que le nom de Bo incitera Riku Yaban à me répondre », exprimai-je à voix haute.

Je me levai alors en même temps que la centenaire.

« Je constate que nous pourrons aborder la question de la Kabbale ouvertement à l’avenir, », fis-je remarquer en montrant le sceau du silence sur ma cuisse. « Il sera nécessaire de déployer une stratégie pour ne pas attirer les foudres de l'organisation. Les informations qu'elle me fournit sont bien trop précieuses pour que je puisse m'en passer. »

Alors que la plante commençait à perdre ses feuilles sous l'emprise de Shiro, je m'approchai également d'elle pour y déposer ma main. « Je tiens à elle. » Les pétales disparus revinrent alors en pousses à travers les branches de la plante, bourgeonnant devant nous dans toute leur splendeur. 1

Pendant que mon hôte replaçait mon bras sur mon torse à l’aide de ses fils noirs, je la remerciai pour son investissement en moi par des mots qui consolideraient notre alliance. « Tout comme vous le dites, j'accepte votre gage de bonne foi. En retour, vous trouverez à votre départ deux jeunes enfants pour votre requête. Notre confiance mutuelle sera le prix de cet échange. »

Il nous fallait désormais élaborer notre plan. Les parchemins et l'encre allaient être de rigueur au cours des prochaines heures. J'avais beaucoup de travail et de stratégies à peaufiner.

« Je suis enchanté de vous avoir reçue, Fujimi Shiro. Jusqu’à notre prochaine rencontre, j'espère que notre magnifique cité vous comblera. »

TW : Violence infantile

S’il y avait une chose à retenir de cet entretien, c’est que la sœur de ce Takeshi prenait les choses en main et avec un certain sérieux. Bien que chacune des deux femmes, surtout à Ame, était une personne dont l’opportunisme était mis en avant, la Bô savait faire sa part du marché et agir quand il le fallait. Le fait de n’avoir que peu ou pas de support de son frère l’obligeait à œuvrer d’elle-même sans attendre quoi que ce soit en retour et de fait, les choses se devaient de bouger. Elle prenait ainsi sa part de risque mais aussi de bénéfice quant aux futurs résultats.

Laissant la discussion se terminer, Shiro accepta les banalités d’usage dans ce genre de relation mais nota surtout les efforts mis en avant pour s’assurer d’une entente mutuelle entre la chef de gang et l’immortelle.

« Eh bien, tout est parfait alors. Restons-donc en contact pour savoir comment organiser tout cela dans les prochains jours. En attendant, pour l’heure, laissons la Kabbale de côté. Il est intéressant de savoir ce qu’il est possible de dire, mais nos intérêts sont ailleurs. Je ne doute pas que nos futures relations soient fructueuses pour que nous ayons l’occasion d’en reparler sereinement. »

Sautant de sa chaise, ses pieds touchant enfin le sol, d’un sourire noir, la petite fille se retournant vers Aya une fois dans l’encadrement de la porte.

« Je suis également ravie de cette rencontre et de cette relation naissante. Pour votre cadeau, je n’ai besoin que de quelques éléments. Je vous laisserai le soin de faire disparaitre ce qu’il restera, ce sera surement plus aisé pour vous. »

En bas, dans une petite salle, deux jeunes enfants attendaient là. Ame était une nation nouvelle, récente et des natifs de la ville étaient encore jeunes … surement trop jeunes pour la majorité des gens, mais pas pour celle qui avait vu évoluer le siècle passé et son Histoire. Sans un mot, sous les pleurs, c’est avec une précision chirurgicale que des fils tranchants vinrent sectionner chair et artères, libérant les poupons d’une vie misérable, offrant par leur sacrifice, un jalon de plus dans le retour de Jashin. Ainsi, face à ces nouveaux palpitants, Shiro scella les cœurs, laissa les deux petits cadavres encore chauds et quittant les lieux sans dire un mot.