Avoir l’aval du roi et seigneur de l’Eau n’était pas une raison pour brûler les étapes. Afin de se faire un nom à l’échelle de l’archipel, puis du Continent entier, les fondateurs de la Brume devaient convaincre leurs compatriotes de leur valeur – surtout face aux doutes émergents des profondeurs depuis quelques semaines.

Ayant étudié la cartographie de l’assemblage d’îles tout entière – notamment l’île annihilée par le Feu en la présence du Champion Ieyasu – Ato accumula les bons arguments en l’île Yajiri (鏃 ; litt. : pointe d’une flèche), qui accueillait le Pont de Shimo, reliant l’Eau au pays de la cryo-éruption. Il expliqua la projet à ses deux compagnons d’idéal, Chinoike Issei et Yuki Seijirô, et décida d’emmener le jeune manipulateur de sang sur place pour poser la première pierre de leur organisation.

La suite n’allait pas tarder à se dérouler naturellement. Il avait déjà une petite idée sur l’utilisation des talents de l’Ancien Amiral, notamment sur le plan maritime.

— Nous y sommes…

Emmitouflé dans sa cape nivéenne, une canne osseuse palliant la perte de l’une de ses jambes lors de l’attaque du Kraken, le Kaguya commençait à émettre des doutes quant à l’intégrité du projet. Il faisait drôlement froid, par ici, tout de même, par rapport au reste de l’archipel. L’air marin pouvait être capricieux.

— Notre organisation sera un avant-poste incontournable pour rejoindre Shimo. Nous devons être le fer-de-lance de cette campagne. Par chance, mon ami, la démographie locale est quasi représentée à cent pourcents par les membres de ton clan. Le Prince a toutes les armes pour convaincre sa cour.

L’ïle Yajiri était un lieu emblématique, tant pour sa position géographique face à Shimo, que pour son passif de Refuge des Chinoike. Si les deux fondateurs de Kiri voulaient poser un feu de camp et deux tentes en pleine cambrousse, avant de monter des palissades et creuser des pièges, il leur fallait expliquer le projet à long terme aux autochtones. Et peut-être les aider dans leur vie de tous les jours.

Assouvaient-ils tous leurs besoins, si loin du Continent et de l’Épave Hurlante ?

— Les Chinoike pourraient être nos premiers hérauts. Qu’en dis-tu ?

Le plan était en marche. Prendre le contrôle de l’île Yajiri (鏃 ; litt. : pointe d’une flèche) ; pactiser avec les bandes de Chinoike de Mizu et de Shimo ; pérenniser les rapports entre la faune, la flore et les autochtones ; et enfin, mettre le nom de Kiri dans toutes les bouches.

Le jeune manipulateur de sang avait déjà mis le pied à l’étrier, contactant ses ouailles afin de présenter à eux – et surtout, de présenter ses nouveaux yeux d’obsidienne. Si les Shimojin contaminés l’acclamaient déjà, pour la plupart, comme un messie, les Mizujin gardaient plus de réserves. Ce « seigneur » (ou saigneur :clown:) était trop jeune, inexpérimenté, et immature, pour reprendre les brides du clan après sa mère.

— Nous allons faire de toi le parfait souverain.

Ato leva son pouce en l’air en direction du jeune Issei transformé. Le sourire contagieux d’Uhen retrouva surface dans le visage remodelé du Kaguya, dévoilant les détails de sa nouvelle nature.

— Mais avant ça…

Le guerrier-né se concentra, et fit aussitôt repousser sa jambe. Fémur, fébula et tibia sortirent du néant pour reformer un membre fonctionnel, aux articulations bien huilées. Dès que les tarses, métatarses et phalanges se développèrent sous la forme d’un pied calcique, Ato abandonna sa canne, qu’il planta alors devant lui, sur le sol. D’un air dramatique, il leva enfin ses bras en l’air, ses poumons gonflés.

— KIRI SERA LE COEUR DE YAJIRI !

Les yeux de l’enfant de l’os brillaient d’espoir et de fierté. Le rêve était à portée de main.

— Le temps n’a pas su effacer le souvenir que j’ai de Kiri. Même si notre organisation n’est pas contrainte à arborer son emblème, je me dois, en hommage à mes aïeux, de poser cette première pierre.

Le terrain était vague. Une sorte de clairière naturelle – du moins, un pan de forêt particulièrement dépourvue d’arbres épais – qui laissait la place à un champ de vision ample. L’on voyait l’horizon : davantage de rangées d’arbres, déjà, d’un côté ; mais la mer glaciale capricieuse, aussi, de l’autre. À quelques lieues du pont de Shimo, et au centre de l’île Yajiri – protégé d’un raid impromptu –, cet endroit était idéal pour y poser sa base.

— Quatre vaguelettes. Représentant la mer, les vagues, la brume – l’Eau.

Ato se concentra sur sa canne plantée devant lui, faite de ses propres os. En enchaînant les signes incantatoires, il agit directement sur cette argile calcique pour la développer, la transformer, la faire muter ; jusqu’à ce que des rhizomes osseux infestent le sol alentour. Très vite, les racines d’ivoire sortirent de leur cachette pour créer, en d’épais reliefs, le témoin d’une Histoire oubliée. Le Village Caché par la Brume.




— À présent, nous nous installons officiellement sur Yajiri.

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Le jeune Issei était déjà en place pour faire parler de lui, convainquant ses détracteurs de sa valeur martiale. Si le monde voyait l'héritier trop immature, celui-ci n'avait d'yeux que de leur prouver tort. De son côté, Ato s'intéressait à différentes manières pour atteindre les Chinoike de Mizu et de Shimo. Dans cette affaire, il n'était qu'un personnage secondaire, mais ses actions pouvaient néanmoins être nécessaires.

— J'ai eu un passé d'érudit. Il est grand temps que mon autre moitié profite de mon talent de scribe...

L'idée lui était venue en tête : demander le travail de bardes itinérants, de narrateurs, ou de crieurs publics, chargés de transmettre l'information, pour embraser leur arrivée. Il dégaina une plume, de l'encre, et une page de parchemin qu'il détenait dans son barda de voyage, et s'installa sur la table d'une taverne d'un village de campagne, où l'effectif de bétail était supérieur à celui d'êtres humains.

— Donnez-moi votre meilleur alcool. J'ai besoin d'inspiration.


Ato posa sa main sur le verre qu'on venait de lui servir, et porta le liquide à ses lèvres. Il esquissa un sourire, et s'affala sur sa chaise, les mains derrière sa nuque, pour contempler son œuvre – mais aussi ce qu'il était devenu. Cette humanité, qui manquait tant au Vestige ; cette expérience, qui faisait tant défaut à Uhen.

Enfin, il était complet.

— Signé : « Kaguya Ato – de Kiri ».

L'enfant de l'os reposa sa plume à côté de l'encrier, et laissa sécher sa page. Par acquis de conscience, il fit une copie manuscrite du poème, qu'il voulait retransmettre au monde entier. S'il y avait la possibilité de multiplier les copies, nul doute qu'il dépenserait une quantité nécessaire de pièces sonnantes et trébuchantes pour cela.

— Emmenez ça aux Chinoike, mais aussi aux réfugiés de Shimo.

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— Bandiiiits !

Ato leva un sourcil. Verre en main, l’esprit en pleine pérégrination, le cœur plein de fantasmes, il en avait oublié son entourage. Se dégageant de sa chaise, et quittant le bâtiment précaire qui avait accueilli son talent d’artiste, il s’en alla vers l’extérieur, pour tomber nez à nez sur un raid de bandits. À quelques mètres de lui, près de l’entrée du village, un assaillant balafrait le dos d’un paysan d’un large coup de lame courbée.

— Ce n’est pas votre jour.

Six énergumènes, aux tenues chaudes pour survivre au temps capricieux de Yajiri, ayant décidé de voler le bétail de ces pauvres autochtones. Sans attendre, Ato exploita l’expérience martiale du Roi des Spectres, assuré par la fortification de leur corps pendant de nombreuses nuits. Il fonça, net, vers l’entrée du village ; et laissa pousser son radius dans le creux de sa paume pour s’armer en conséquence. Dès qu’il posa un pied à sa destination, il planta l’excroissance osseuse dans la jambe du bandit, l’empalant sur le sol pour restreindre ses mouvements, et ouvrir les valves de son sang en perdition.

— Et de un.

Deux bandits se rapprochaient dangereusement de l’enclos, où paniquaient déjà des sortes de buffles. En plein chaos, l’un sortait d’épais cordages de son barda, tandis que l’autre s’assurait de « crocheter » le portique à grands coups de pied. Sans attendre, l’enfant de l’os multiplia les signes incantatoires pour projeter deux longs pieux calciques dans leur direction. Le premier toucha une épaule ; l’autre, un abdomen. Lorsqu’ils essayèrent de prendre la fuite, le Roi Déchu leur coupa l’herbe sous le pied, les rattrapant d’une facilité déconcertante grâce à la surpuissance du Chakra.

— Plus que trois.

Et les trois étaient à portée de vue. Munis d’un arc, ils avaient été témoins des prouesses du Kaguya, et peinaient à garder leur sang froid. Leurs compagnons avaient été neutralisés d’une seule technique ; d’une seule passe d’armes. Comment pouvaient-ils lutter ? Pendant un bref moment, Ato éprouva une once d’empathie… puis, très vite, d’euphorie.

— Ne les laissez pas s’enfuir, il faut les punir !
— Je ne comptais pas leur laisser la vie sauve.

Une armure osseuse, horrible, démoniaque, habilla les traits du Kaguya. Son corps était doté d’une résistance sans pareille ; et son visage transmettait maintenant toute l’étendue de ses ambitions. Une ambition cruelle, tyrannique, morbide. Un aveu de sa nature profonde, dont son héritage de la Brume Sanglante.

— Je vous donne trente secondes d’avance.

Évidemment, ces trente secondes n'eurent pas suffi.

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— Comment pouvons-nous vous remercier pour cette aide ?

Le sang des bandits souillait les vêtements du jeune Kaguya. Leurs dépouilles, abandonnées dans la forêt, étaient empalées par des pieux d’os pour empêcher l’intervention d’autres opportunistes. Ils n’avaient sans doute eu pas de chance. Sans la présence d’Ato, au sein de ce village perdu au milieu du néant, nul doute que le bétail aurait été capturé – et les locaux, massacrés.

— Je ne vais vous demander qu’un maigre sacrifice.

L’enfant de l’os leva un seul doigt.

— Une bête.


De retour à l’emblème de la Brume, le Roi Déchu attacha la bride de « Cornue » (la bufflonne) à l’un des arbres des environs.

— Et voici ton nouveau chez toi. On va te trouver un partenaire, et tu vivras une belle vie à nos côtés. Moi, c’est Ato. Et toi ?

Visiblement, Cornue semblait timide.

— Repartons sur des bases saines. Je ne t’ai pas capturé ; j’ai seulement demandé tes services, car j’ai de l’estime pour toi et tes capacités. Ensemble, nous allons créer un monde de paix, de valeurs et d’espoir. Nos valeurs. Bientôt, les boeufs du monde entier entendront parler de Cornue de Kiri. Oui – c’est ton nom de scène. Y a-t-il de plus beaux pâturages ailleurs ? Certainement.

Le Kaguya observa les environs, et souffla un coup. Las, il constatait la quantité de travail qui devait encore être effectué pour faire de ce campement un véritable quartier général. Il n’avait, sous la main, ni architecte, ni main d'œuvre. Enfin, il avait déjà lui-même. Et en deux exemplaires, avec une technique de clonage. Ce qui composait déjà une petite équipe. Sans oublier la légendaire Cornue, qui jouait le rôle du chef de chantier.

— ... Certainement…

Ato se releva soudain, et fit claquer ses deux mains entre elles.

— Bon ! Ne laissons pas notre cher Issei faire tout le travail. Cornue, je compte sur toi pour brouter cette herbe, juste-là. Quant à moi, je vais…

Un nouveau silence.

— On va commencer par ton enclos. Il faut chouchouter les trésors de Kiri.

L’enfant de l’os joint ses doigts en un seul mudrā. Aussitôt, une copie parfaite de lui se matérialisa à ses côtés – tout aussi lassée que l’originel. Un parfait binôme pour la tâche dantesque qu’était de bâtir les fondations du Village Caché par la Brume.

— Quoi ?
— Je n’ai rien dit.
— Tu nous juges.
— Uhen semble avoir pris le dessus, c’est tout.
— Parce que je me fais des alliés dans la civilisation bovine ?
— ...
— ...
— Un enclos, donc.

Le doppelgänger se désintéressa de la discussion, et vint faire le tour de l’arbre de Cornue pour en capturer mentalement les dimensions. À défaut de bois – qui devait encore être coupé pour servir de combustible –, son ossature développée allait être le parfait matériau pour construire çà et là. Ainsi, le double d’Ato joint ses mains, et à l’aide d’une maîtrise parfaite du Ninjutsu, prolongea ses côtes en un grand cercle autour de la bufflonne.

Cornue, face à cette technique démesurée, broutait son herbe – comme demandé.

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— Kaguya Ato ?
— Hm ?

Depuis la fusion d’Uhen et du Vestige, l’enfant de l’os avait perdu sa capacité extrasensorielle. Il se rendait compte qu’il était bien plus facile de le surprendre. Ainsi, il n’avait pas vu l’itinérant arriver auprès de lui – trop occupé à consolider avec soin l’enclos de Cornue.

— Votre lettre a connu un grand succès. Les Chinoike de Mizu, comme de Shimo, étaient réceptifs. Et quel texte ! Ça fait du bien, de conter de tels vers. Vous ne pouvez comprendre à quel point mon quotidien est morne, et fade… L’autre jour, j’ai dû traverser l’archipel d’est en ouest pour transporter un colis scellé, d’une mère à une fille. Interdiction de l’ouvrir ! Devinez ce qui n’a pas supporté les six jours de voyage ? Des pommes.

L’enfant de l’os regarda le barde avec perplexité. Comment était-il arrivé là ?

— Je… Oui, quel coup du sort. N’est-ce pas.
— En effet. Bref, c’est tout pour moi ! Je passais juste dans le coin. J’ai une autre course à faire à l’Épave Hurlante. Une demande d’aide alimentaire, je crois, de la part des réfugiés. Ne me regardez pas comme ça ! Ce n’est pas une information secrète. Et c’est qu’on s’ennuie pas mal, dans le métier. Aller, passez une bonne journée, l’écrivain !

Aussi vite que l’étranger était arrivé, il disparut après quelques rangées d’arbres…

— Bien. Il faut que j’exploite la brèche. S’ils ont aimé l’ébauche de légende des Pourfendeurs des Mers, il y a peut-être moyen de passer à la vitesse supérieure.

Ato ne parlait pas tout seul, ni à haute voix. Il parlait à Cornue.

— Des statues.

L’artiste se leva, épousseta son pantalon, et promena son regard sur l’emblème de Kiri.

— À taille humaine. Représentant les trois fondateurs de la Brume. Ryôken, et surtout Jotaro, ont déjà assez de renommée comme ça. Pas la peine de les inclure dans le projet. Il faudrait juste que je réfléchisse à une posture particulière… Hmm. Issei au premier plan, déjà. C’est lui, la clé de voûte du projet Yajiri. Et ses deux compagnons de route à ses côtés, bras croisés ? Ça se tente. J’ai déjà roulé ma bosse, en matière de sculpture sur os. Je ne crois pas avoir perdu le coup de main.

Le Kaguya modélisa alors un gros bloc osseux, près de l’Emblème de Kiri, à partir duquel il allait sculpter la silhouette des trois héros. Muni de son talent d’artiste, d’un outil fait d’os empli de chakra, et de son Ninjutsu pour agir dessus, il commença à tirer les traits de ses muses, en commençant par le jeune Issei.

Les jours qui suivirent, des itinérants de passage furent témoins de la création ; et, naturellement, ils transmirent l’information aux villages alentour. Peu à peu, le mot fut passé, si bien que tous les locaux de l’île Yajiri apprirent l’existence de la statue, de l’histoire, et de l’arrivée de la Brume. Les Chinoike pouvaient faire le lien, naturellement, avec les coups d’éclat du Prince Rouge, et ils se rattachèrent d’ailleurs au personnage pour garder tout cela en tête.

Finalement, les Kirijin avaient réussi leur pari. En quelques jours, ils s’étaient intégrés aux autochtones, et mis un premier pied sur l’île Yajiri, afin de garder un œil sur le pont reliant l’archipel de Mizu aux territoires gelés de Shimo. Ne restait plus qu’à gagner davantage de terrain, d’alliés, de renommée, et d’ambitions, pour exploiter l’entièreté de l’île. Alors, il sera temps de conquérir Shimo ; et d'abattre, par la même occasion, le fantôme de Kaguya Mūn.

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