L’expansion de Kiri visait à englober toute l’île Yajiri – de l'extrémité du pont de Shimo jusqu’au rivage sur lequel on pouvait voir, au loin, les bannières bleues de l’Épave Hurlante. Si des décisions avaient été prises pour s’étendre au Nord-Est, au plus près du Givrefroid, il était tout aussi nécessaire de s’occuper du reste du territoire de la Flèche pour gagner du poids dans la sphère politique. La Brume devait devenir le fer-de-lance de la récupération du Pays du Gel, certes – mais aussi, de manière générale, le parangon de Mizu.


L’enfant de l’os avait voyagé vers l’intérieur de l’archipel, en direction de l’île principale de l’Eau, mais s’était arrêté dès qu’il avait atteint l’eau. En face de lui, à l’horizon, après des lieues d’espace maritime, se trouvaient les drapeaux du Despote, aux couleurs de la Junte, si loin, et pourtant si atteignable.

À l’aide de son index et de son pouce – les utilisant comme des outils de navigation, du fait de son éducation de marin, et de ses connaissances emmagasinées lors de ses mille et une vies – le Kaguya estima avec brio la distance qui séparait Yajiri de la baie occidentale. Il nota le tout sur une carte de l’archipel, sur laquelle il avait déjà griffonné des précisions de son crû, avec de se familiariser au mieux avec ce terrain de jeu.

Autour de lui, le biome typique de Yajiri – la robe neigeuse en moins. Et pour cause, un rempart d’arbres denses épargnaient ce côté de l’île des vents secs et froids de la mer de Shimo. D’un bref calcul mental, moyennant une certaine quantité de bois par arbre, en se basant sur sa récolte intensive lors des travaux de la ville de Kura, le gestionnaire se donna une fourchette de spécimens à arracher du sol pour atteindre l’autre côte. Évidemment, grâce à sa génération d’os quasi infinie – contre chakra coûtant –, le Kaguya allait pouvoir faciliter l’accumulation de ressources. Mais il n’était pas sujet de bâtir une merveille pleinement calcique, afin de mettre le clan du Shikotsumyaku en valeur. Ce projet devait être impersonnel. Générique. Pour que tous les Mizujin puissent se féliciter de le voir à l'horizon. Ce n'était que de cette manière que l'organisation Kiri pouvait s'intégrer dans les mœurs, non pas en tant qu'élite inaccessible pourchassant un but réservé aux Éveillés, mais en tant que souffle d'espoir, assurément patriotique, donnant l'envie à chacun de profiter de cet appel d'air pour grandir.

Le terrain sera assez dégagé. Je devrais toutefois approcher ce projet de pont vers l’un des villages côtiers de Yajiri, afin de transformer ce dernier en gîte. Les pêcheurs pourraient connaître un nouvel essor.

Résumé :

Ato avait inspecté les lieux à la recherche de ressources, et posé les bases de son nouveau projet d'urbanisme. Après avoir estimé les ressources requises pour l'élaboration d'un pont reliant la Flèche Polaire à la baie occidentale, l'enfant de l'os devait contacter les responsables de l'Epave Hurlante pour leur annoncer la nouvelle, et leur demander l'aval pour créer ce nouveau boulevard terrestre. Une telle voie pouvait améliorer les va-et-vient aux travers de l'archipel, et favoriser les déplacements vers Yajiri. En l'absence de la menace directe du Givrefroid, il n'y avait plus d'arguments à l'encontre de ce lien entre les deux îles.

Le Prédicateur saisit son nécessaire d'écriture, se posa au chaud dans la taverne de Kura, capitale de la Flèche, et écrit ces quelques lignes en direction du Despote, de la Junte, et des fonctionnaires de l'Epave Hurlante.

《 Messieurs,

Par la présente je vous informe du projet de construction d'un pont reliant Yajiri à l'île principale de Mizu.

Après la consolidation de notre influence sur les Chinoike locaux, la création d'une capitale hétéroclite en plein cœur des terres pour réunir tous les locaux, et notre participation au front du Pont Seki, nous voulons persévérer dans l'essor de l'urbanisme de notre pays.

Une voie terrestre permettra aux Mizujin d'aller et venir entre nos deux îles. La création de routes favorisera le déplacement de marchands et d’itinérants. À défaut d'abonder en ressources, il nous faut pouvoir les partager au mieux, avec optimisation.

Aussi, cet accès à la Flèche Polaire permettra à la Junte, dans un avenir proche, d'envoyer provisions et troupes par un tierce accès. Et réciproquement. Je rappelle que les forces maléfiques de Shiki rendent les eaux incertaines, et qu'ils doivent user d'artifices pour se mouvoir librement sur terre.

Je compte convaincre les pêcheurs alentour de se réunir sous une même bourgade, qui héritera de l'accès direct à l'Empennage. Ce pourra servir d'avant-poste pour les voyageurs qui oseront traverser l'édifice.

En effet, ce pont sera baptisé ainsi, en hommage au nom de cette île prodigieuse.

Avec les salutations de Kiri.

Kaguya Ato 》

L'Eveillé posa sa plume aux côtés de son parchemin, et laissa sécher l'encre. Après avoir relu son message une deuxième fois, il fit chauffer de la cire rouge, laissa couler ce liquide non-newtonien sur le papier de qualité, et y grava enfin le sceau de la Brume.

Résumé :

Une nouvelle étape s'imposait sur le cahier des charges du Kaguya : la vérification de son estimation sur la distance reliant Yajiri à l'île principale, ainsi que la vérification de la profondeur de l'eau en quelques points du trajet. Par chance, des îlots déserts, du fait de leur taille minuscule par rapport aux neuf entités de l'archipel, constellaient l'endroit. L'enfant de l'os se mit en tête de dessiner un parcours organique pour l'élaboration du pont, en suivant les zones les moins profondes, et donc les plus accessibles.

Pour ce faire, il était accompagné de Jiro, un pêcheur local, ayant élu domicile à Kura, qui s'était porté volontaire pour le projet. En possession d'une barque, et des compétences pour naviguer en pleine mer, le Yajirijin s'impatientait de rendre la pareille au Fondateur de la Brume, ayant déjà tant apporté aux siens.

C'est ainsi que les deux compères quittèrent la terre ferme pour rejoindre le premier jalon sur leur trajet théorique.

Kaguya Ato avait déboursé une somme conséquente de pièces sonnantes et trébuchantes pour acquérir une carte précise des côtes de l'archipel, mais le vendeur l'avait averti de l'absence de certains rivages isolés, ou trop peu larges. Après tout, un banc de sable d'une dizaine de mètres n'avait pas la même importance qu'une île pourvue d'un écosystème.

Voyageant au gré de leur intuition et de leurs informations amassées, Ato et Jiro progressèrent en direction de la baie occidentale. Le Prédicateur s'enquit à noter tous les détails sur sa carte maritime dépliée, de sorte à ne rien oublier. Une fois le trajet griffonné noir sur blanc, à l'aller, l'Eveillé allait pouvoir ériger les premières fondations de l'Empennage, au retour.

Ainsi, au bout d'une demi-journée de cavale sur les flots, chassant les vagues pour longer les couloirs naturellement calmes, les deux marins s'accordèrent sur un parcours atypique. La construction rectiligne, courte, et économe, avait été écartée au profit d'un zigzag étrange, constitué de plusieurs segments droits, agencés les uns à la suite des autres.

À l'aide de son Shikotsumyaku, le Spectre Blanc forgea des balises pour fendre la mer et percer les cieux, visible sur un mille marin. À chacune de ces unités de distance, et parfois en des intervalles plus courts, le Kaguya enfonçait des pieux calciques sous sa barque, sous la forme d'une sorte d'arbre aux branches écartées, recouvertes de fils d'ivoire, figés dans cet état de stase solide.

Le travail avait été pré-mâché. Ne restait plus que le long ouvrage de charpenterie afin de relier ces balises osseuses entre elles.

Résumé :

Les fondations de l’Empennage étaient littéralement sorties de l’eau, mais il fallait encore rassembler les petits gens autour du projet. Un pont n’est un pont que s’il est emprunté – et s’il reçoit, également, la maintenance régulière de ses habitués. Fort de sa volonté d’urbaniser l’île Yajiri, Kaguya Ato se dirigea ainsi, en compagnie de son guide Jiro, en direction des comptoirs de pêche qu’ils connaissaient.

Lors de leur première escale, les locaux semblaient indifférents au projet. Pourquoi bouger de leur petit fief ? La mer était calme, et en s’éloignant suffisamment des côtes pour rejoindre l’entre-deux îles, via barque, il était possible de capturer un maximum de poissons. Assez pour se sustenter, nourrir sa famille, et survivre à l’hiver. Certains mentionnaient certes un surplus de vivres qui pouvait être vendu à autrui, mais la tendance commune était plutôt à la sobriété.

À ces pêcheurs qui voulaient être tranquilles, l’enfant de l’os leur assura une autonomie parfaite, et peu de travail supplémentaire par rapport à leur activité présente. Après tout, si voie marchande il y avait, c’est l’archipel qui irait vers eux – pas l’inverse.

Au second rendez-vous, les autochtones dévoraient le héraut du regard. Se rassembler sous une même bannière, sous un même nom, et surtout, sous l’autorité de Kiri, semblait les ravir. Ils avaient entendu parler des prouesses de la Brume, notamment l’Ode au Prince Rouge, mais n’avaient pas pu agir d’eux-même pour leur île – non, leur pays. La visite du Prédicateur était l’opportunité parfaite pour corriger le tir, et faire pencher la balance du côté de l’essor civilisationnel. Jiro et Ato perdirent un peu de temps, ne pouvant pas refuser à leurs hôtes de rompre le pain et boire ensemble, mais cela leur réchauffa le cœur. Il était important de se mêler à la plèbe, et d’entendre leur quotidien.

À ces hommes qui voulaient servir l’Eau, l’enfant de l’os leur assura une loyauté absolue envers le pays, et une passion avérée pour l’essor de l’archipel.

Au troisième comptoir, ce fut l’appel de l’argent qui occupa toutes les bouches. N’ayant connu que du troc, mais éduqués avec les histoires des grands pirates et corsaires sillonnant la Grande Endormie, ces pêcheurs voyaient en l’Empennage l’occasion de changer de vie – en améliorant notamment leurs conditions de travail. Ils avaient travaillé, pour la plupart, dès leur plus jeune âge, aux côtés de leurs parents, et maintenant, ces humbles forçats pouvaient prétendre au recrutement de personnels afin de faire tourner leur commerce émergent. Ils s’imaginaient déjà s’habiller d’étoffes chaudes, manger de la viande tous les jours, et quitter Yajiri, puis l’archipel, pour voir de nouveaux horizons.

À ces ambitieux qui voulaient accumuler des richesses, l’enfant de l’os leur présenta l’avantage de créer une ville aux pieds de l’Empennage, en mentionnant notamment la possibilité d’un péage, plus tard, lorsque Yajiri deviendra aussi important que l’île principale de Mizu.

Petit à petit, les autochtones convergèrent vers le point de rendez-vous donné par le Kirijin. Ils installèrent leurs tentes, se distribuèrent mutuellement les tâches de maintenance, et reçurent, peu à peu, au fil des jours suivants la visite du Kaguya, l’aide de la ville de Kura, située non loin de Hane (羽 ; litt. : Plume).

Résumé :