Kenshiro avançait sur le pont interminable, chaque pas lui coûtant une énergie qu'il ne savait plus posséder. La mer, déchaînée en dessous de lui, rugissait comme un fauve prêt à le dévorer, et le vent hurlait, tranchant comme des lames de rasoir. Il serrait les dents, sa volonté de vivre le poussant à avancer malgré la douleur et l'épuisement.

Les heures passèrent, incalculables et interminables. Le froid était implacable, et son bras gauche, transformé en glace, le faisait souffrir à chaque mouvement. Son corps, épuisé et prêt à l'abandonner, ne répondait plus que par réflexe. Mais Kenshiro continuait, guidé par une volonté de fer qui surpassait toute logique.

Finalement, après ce qui lui sembla une éternité, il atteignit l'extrémité du pont. Il posa un pied sur la terre ferme, une terre enneigée mais bien moins hostile que Shimo. Un soulagement mêlé d'incrédulité l'envahit. Il avait réussi. Il était parvenu à échapper au désert gelé.

Mais son épreuve n'était pas terminée. Kenshiro, vacillant, continua d'avancer, chaque pas plus difficile que le précédent. La fatigue le submergeait, son corps n'était plus qu'un amas de douleurs et de fatigue. Alors qu'il parcourait une certaine distance, ses yeux commencèrent à distinguer des silhouettes à l'horizon. Des formes humaines, peut-être des habitants de cette nouvelle terre.

L'espoir lui donna un dernier sursaut d'énergie. Mais son corps, à bout de forces, ne pouvait plus continuer. Il flancha, s'effondrant dans la neige. La vision des silhouettes se troubla, mais il sentait leur présence se rapprocher.

Kenshiro, incapable de faire un effort de plus, s'abandonna à l'épuisement, espérant que ces figures étaient bien réelles et qu'elles pourraient l'aider. Sa volonté avait été sa force, mais maintenant, il devait compter sur la bienveillance des autres pour survivre. Ses paupières se fermèrent lentement, et il sombra dans l'inconscience, le bruit des pas approchant étant la dernière chose qu'il perçut.

— Du mouvement, sur le pont, vite !

Les sentinelles de Kiri s’étaient installées le long du Front entre Mizu et Shimo, à la base du pont Shoko. Parfois, il arrivait que des créatures de givre tentent des traversées vers la Flèche de l’archipel, apportant un lot de particules gelées contaminées, porteuses du Givrefroid, ce qui représentait l’un des plus gros risques sécuritaires de Yajiri. Naturellement, avec l’essor de La Brume, des moyens avaient été mis en place pour protéger le peuple, et arracher l’herbe sous le pied du Mal Blanc – le temps que le Front soit définitivement repoussé vers le Grenier. Un travail de longue haleine, impliquant la perte de nombreux Sanguinaires.

Cette fois-là, il s’agissait d’un humanoïde au bras étrange – certainement un lieutenant du Maître du Givre chargé de donner un coup de pied à la fourmilière, et d’écraser la résistance des Sanguinaires. Aussitôt le signal d’alarme activé, les Kirijin se trouvant encore sur place fusèrent sans réfléchir avec la création de Yuki Seki, afin d’affronter ce Héraut de l’Apocalypse. Sur le chemin, le Prédicateur beugla quelques ordres simples :

— Ne cherchez pas le corps-à-corps. Jouez sur le mouvement, et la distance. Nous devons le neutraliser avant qu’il ne compose la moindre attaque. Issei, tu vas avoir l’occasion d’éprouver ton bras !

Hélas, ou heureusement – tout selon –, l’envoyé du Mal était tombé inconscient. Oui, inconscient. Et, pour couronner le tout, le Prince Rouge, après analyse sensorielle, ne remarqua aucun allié embusqué dans les parages. L’homme était seul. Inconscient. Affaibli. Hors de toute théorie impliquant un piège, un coup fourré, un traquenard. Mais qui était-il, alors ? D’où venait-il ? De Shimo, vraiment ? Tout un tas de questions émergèrent dans le psyché de l’enfant de l’os, naviguant entre crainte, espoir, et curiosité.

— ...

Kaguya Ato joignit ses mains en quelques signes zodiacales. De son ossature malléable naquit un golem d’os haut de deux mètres, véritable pantin sans vie, incapable de subir les affres du Givrefroid. D’un ordre mental, l’invocation calcique s’approcha, via de larges enjambées, du corps endolori de l’Étranger. La température, assurément négative, aurait pu tuer n’importe qui. Mais cet homme vivait.

Il était certain qu’il portait la Marque du Gel.

— Restez vigilants. Mais… ce pourrait être un innocent.

C’était la première fois qu’un ennemi se présentait de cette façon. Seul, isolé des siens. Au milieu du pont, une silhouette s’était détachée dans la brume et elle semblait s’approcher de Yajiri. Rapidement, les sentinelles de Kiri avaient alerté les troupes et Kōhei s’était mis en action. Bien qu’ils eussent l’avantage numérique face à un seul adversaire, ils ne savaient pas ce dont étaient capables les troupes du froid. Il fallait se montrer prudent.

L’Inuzuka se précipita donc au bord de l’eau, et siffla une série de trois notes. Quelques secondes plus tard, une énorme créature perça la surface de l’eau. Du moins la pointe de son museau, et un aileron. C’était largement suffisant.

— Domyū, je veux que tu patrouilles sous le pont Shoko. Une créature s’approche du camp, je voudrais que tu t’assures qu’elle soit la seule. Je m’occupe de la partie terrestre.

Sur ces quelques mots, le duo se sépara et le Capitaine se dirigea vers l’amas qui se formait à l’orée de la structure reliant le Grenier à la Flèche. Il y avait de plus en plus de monde, tous armés et prêts au combat, mais deux personnes sortaient du lot. Kaguya Ato et Chinoike Issei. Personne n’osait se masser autour d’eux, comme si une aura empêchait les gens d’approcher. Un mélange de crainte et de respect. S’ils avaient atteint la position qu’ils remplissaient aujourd’hui, ce n’était pas par hasard. Ils le méritaient largement. Cependant, pour les avoir rencontrés tous les deux, ils n’étaient pas si terribles. Comme alliés. Comme adversaires, ils étaient impitoyables.

Malheureusement, le squale n’avait pas le temps de s’extasier sur les deux chefs de la Brume. Il devait agir. Il devait les soutenir. Il traversa alors la foule comme son navire fendait les vagues. Lorsqu’il eut un peu d’espace, il se concentra et forma un mudra afin de démultiplier ses sens. Particulièrement, la détection de gradient de température permise par un organe bien particulier des requins. Il isola les sources de chaleur les plus proches, tous les Kirijins, pour se concentrer sur un individu isolé. La créature de givre évanouie au milieu du pont. Pendant un instant, il cru s’être trompé. Qu’il évaluait mal les différences de températures. Pourtant ses sens ne le trompaient pas.

Il s’avança donc un peu plus pour se retrouver légèrement en retrait des deux fondateurs, et sur la droite d’Issei. Il se racla la gorge avant de parler.

— C’est étrange. Il est plus froid qu’un humain, particulièrement au niveau de son bras, mais il est plus chaud qu’une créature de givre. Peut-être s’agit-il bien d’une victime du Givrefroid… Que faisons-nous ?

Bien qu’il n’aimait pas ça, il savait reconnaitre quand il n’était plus en charge. Il savait obéir quand c’était nécessaire. En attendant une réponse, ou même une décision unilatérale, son regard se posa sur l’individu au sol et le double de sang. Qu’allait-il se passer ensuite ?

Kenshiro était étendu face contre neige, inconscient, son souffle faible se mêlant à l'air glacial. Les silhouettes qu'il avait aperçues avant de sombrer s'étaient rapprochées, des curieux précautionneux, intrigués par cet étranger apparu sur le pont. Ils l'avaient déjà vu, ou des semblables, mais rarement dans un tel état de faiblesse.

Ils s'approchèrent avec prudence, leurs mouvements mesurés. Un des hommes, dont les compétences étaient connues pour la protection de la région, créa un clone de sang. Avec une précision chirurgicale, le clone prélève un échantillon du sang de Kenshiro, utilisant ses pouvoirs pour sonder ce liquide vital. Les capacités liées au sang du curieux lui permettaient de remonter le temps à travers l'histoire de l'individu.

À travers ce lien, il vit l'aventure de Kenshiro prendre forme. Il entrevit les efforts titanesques du survivant, naviguant à travers la terre désolée où la maladie l'avait frappé. Le naufrage initial, l'altercation avec un autochtone qui lui avait coûté un œil, tout cela défilait devant ses yeux. Il pouvait presque sentir l'agonie, la détermination, et l'épuisement de Kenshiro.

En sondant plus profondément, il découvrit l'identité de Kenshiro. Pirate connu de la Junte, évadé à multiples reprises de diverses prisons continentales. La réputation de Kenshiro était bien établie, un homme dangereux mais pas un monstre, selon les rumeurs. Son état actuel, dégradé par la maladie, réduisait considérablement la menace qu'il pouvait représenter.

Pour autant, au delà de son inconscience qui le laissait lentement réémerger d'un néant, attiré par les sons et les mots émit par la bande de curieux, la neige autour de lui commença alors à lentement fondre. Une étrange chaleur émanant des pores du survivant, suintant presque des écoulement léger d'un simili de lave, une sueur orangé, la chaleur émanant du corps s'éleva au même titre que sa main valide, ce tendant vers une des personne, une qui parcourait son faible champs de vision. " Aidez... Moi.... " Lâcha-t-il faiblement, avant que sa main ne retombe lourdement et que sa conscience de disparaisse a nouveau.

Suite à la ponction sanguinaire opérée par son clone, le Prince Rouge dévoila les informations qu’il avait lu dans le liquide vital de l’Étranger. Ce qui, d’une certaine façon, troubla l’enfant de l’os, qui préférait avoir affaire à un allié à sauver – plutôt qu’à un adversaire à débarrasser. Un voleur ayant enchaîné les larcins et les prisons ; un pirate ayant fomenté une mutinerie sur un navire de la Junte pour devenir Capitaine ; un as de l’évasion et de la survie ; un malchanceux ayant atterri sur Shimo ; un survivant.

— Un ennemi de Mizu, alors.

Kaguya Ato regarda, tour à tour, Issei, puis Kohei. Son regard était noir ; solennel.

— Le Despote n’acceptera jamais qu’on le laisse filer. Il doit mourir, ou servir.

Le Prédicateur s’assit sur un arbre couché, inspectant la victime inconsciente de la tête aux pieds. Saignée, et retenue par la force colossale du golem d’os, l’inconnu avait l’air d’une poupée de chiffon ; d’un pantin désarticulé. Une toile chaotique, pêle-mêle de couleurs, sur laquelle mettre un nouveau coup de pinceau – bleu.

— Votons.

Le Spectre Blanc leva la main.

— Je souhaite appliquer notre dogme, et l’assermenter pour qu’il serve les intérêts de Kiri. (La nuance était importante à ses yeux.) Nous avons besoin d’alliés – même s’ils sont les ennemis de l’Eau. En échange, il aura la vie sauve, l’accès aux jujubes, et éventuellement à une prothèse de bois vampirique.

Il la baissa alors.

— Deux autres choix s’offrent à lui : mourir sur le territoire de Mizu, ou tenter sa chance de l’autre côté du pont.

Mais jamais le Kaguya n’allait laisser l’étranger gonfler les rangs de l’armée du Maître du Givre. Il était interdit de traverser le pont Shoko depuis Yajiri. C’était suicidaire. Pas avant le développement des tenues de protection anti-Givre froid, en fibres de jujubier, qui était déjà en cours de discussion au sein de La Brume.

— Je pense que Seiji voterait pour.

Le temps avait passé, peut-être des heures, peut-être des jours, lorsque Kenshiro ouvrit enfin les yeux. La lumière tamisée de la pièce, une sorte de salle médicale prenant quelques allures de prison, l'accueillit. La douleur qui le rongeait, ce froid insidieux qui semblait vouloir geler son âme, avait disparu. Pour la première fois depuis ce qui lui semblait être une éternité, il ressentait la chaleur, celle des draps qui le recouvraient.

Il mit un certain temps à réaliser qu'il avait finalement été sauvé. Il sentait une absence sur son visage, là où son œil droit avait été, et une sensation de vide à son bras gauche. En jetant un coup d'œil, il découvrit que son bras avait été amputé. Malgré la perte, une étrange sensation de soulagement l'envahit. Le Mal Froid, cette maladie qui l'avait rongé, semblait avoir été éradiqué de son corps.

Il s'assit sur le bord de son lit, ses pieds touchant le sol froid. L'infirmière entra dans la chambre à cet instant précis, visiblement surprise de le voir éveillé. Leurs regards se croisèrent, un mélange de surprise et d'interrogation dans leurs yeux respectifs.

Kenshiro tenta de parler, sa voix rauque et faible. "Où suis-je ?" demanda-t-il, mais l'infirmière n'eut pas le temps de répondre. Elle rebroussa chemin précipitamment, sans doute pour aller chercher quelqu'un.

Il regarda autour de lui, essayant de comprendre sa situation. La salle avait l'air fonctionnelle, avec des équipements médicaux de base, mais il y avait aussi des signes de sécurité renforcée, comme des grilles aux fenêtres et une porte métallique épaisse.

L'esprit de Kenshiro bouillonnait de questions. Qui l'avait sauvé ? Pourquoi ? Et que lui réservait l'avenir dans cet endroit à mi-chemin entre un hôpital et une prison ? Alors qu'il méditait sur ces pensées, il entendit des pas approcher à nouveau. La porte s'ouvrit lentement, laissant entrer un homme à l'air grave, probablement un médecin ou un gardien.

"Vous êtes au sein d'un structure de Kiri, organisme basé sur l’île Yajiri, dans un poste médical de confinement," dit l'homme. "Vous avez survécu à des épreuves incroyables. Maintenant, vous devez parler de ce qui vous attend auprès de mes supérieurs. Mais avant, êtes-vous susceptible de vous ranger dans les rangs de Kiri et préférez-vous êtres livré aux geôliers de Mizu ? ". Kenshiro était étonné de la tournure que prenait alors la situation, mais malgré la fatigue de son éveil, son esprit savait clairement que ce choix balancé entre le peste et le choléra, mais pertinemment, il savait qu'un retour en prison ne serait pas assuré de ressortir au vue de son état actuel, ainsi donc après quelques instants, il affirma au gardien sa volonté d'échanger avec ses supérieurs sur cette affiliation à l'organisation Kiri.