Perchés sur Kiribukai leur servant de monture, les cinq Éveillés se dirigeaient vers Tsubomi pour y faire escale, et déposer le petit Issei. Ces longues minutes de voyage tranquille, découpées par quelques blagues et comptines du serpent géant, furent l’occasion d’apprendre à mieux se connaître, et surtout échanger sur des sujets qui semblaient aiguillonner l’intérêt du jeune Chinoike : Kiri, Chowa, Philosophie, Bien et Mal, Secrets.

Uhen ne s’était jamais fait passer pour un gentil, ni pour un héros, mais force était de constater que ses dernières actions publiques le faisaient pencher du côté lumineux. Pourtant, depuis son départ de Mizu, il avait commis un grand nombre de péchés, sur les territoires de Hi, de Garan et de Kaminari. Des actes terroristes, ni plus ni moins, ayant frappé des innocents. Où se trouvait donc l’enfant de l’os sur le spectre du manichéisme ?

— Je pense que nous avons tous connu des histoires larmoyantes. Aucun passé n’excuse nos torts. Pouvons-nous nous racheter ? Peut-être ! Moi, je ne crois qu’en les actes. Tu sais, Issei, même si j’ai collaboré contre Ido-Shima en apprenant la nouvelle de son réveil, ce n’était pas par bonté de cœur. Le choix le plus sain aurait été de fuir loin, très loin ! Mais j’aime bien le concept de Chôwa. Ça correspond à ce que je veux devenir. C’est ce vers quoi je tends. Nara Elin tendait vers la destruction. Qu’importe son passé, son futur était semé d’un nombre virtuellement infini de morts. Si nous ne pouvons contrôler notre passé, notre origine, notre clan, notre naissance, nous pouvons néanmoins prendre la bonne trajectoire pour le reste de notre vie.

Sahen n’avait pas besoin de poser la question : Le Vestige influait très largement sur les paroles de son frère d’adoption. Ce discours était trop élaboré, trop conceptuel, trop théorique, pour tenir dans la bouche de l’enfant de l’os. Seules les quelques envolées de voix, inhérentes à la manière enfantine de parler d’Uhen, pouvaient tromper ses interlocuteurs. Mais il était de plus en plus difficile de dissocier les deux entités logeant à l'intérieur du Mizujin. Au fil des années, les consciences se mélangeaient. Aucune autre issue ne pouvait exister, lors d'une cohabitation aussi intime, à huit clos. Qui allait prendre le pas sur l'autre ?

— J’ai tué, massacré – et j’ai même pris beaucoup de plaisir ! – mais est-ce que ça fait de moi un monstre ? Oui, assurément, hihihi. On devrait m’exécuter sur le champ. Pouf ! Wizz ! Badaboum. Beaucoup de personnes aimeraient me voir mort. Et tu devrais certainement pas me faire confiance, d’ailleurs. Mais c’est ton choix. C’est le chemin que tu prends en toute connaissance de cause. Si tes intérêts convergent avec les nôtres – car il ne s’agit que de ça, dans ce monde bien gris –, alors tu devrais nous épauler. Sinon, tu devrais trouver ta propre voix. Quitte à la créer. Cela dit, tu disposes d’une invitation pri-vi-lé-giée à Kiri, grâce au courrier que je t'ai envoyé, alors ce sera un plaisir de t’avoir avec nous ! Je suis sûr qu'on pourra bien s'amuser.

L’enfant de l’os laissa échapper un petit rire innocent. Ça ne lui était jamais passé à l’esprit d’épargner la tête de Nara Elin. Depuis le début, le plan était de conduire son corps mort jusqu’au Prétoire de Chôwa, en échange de bonnes faveurs. Les Jumeaux avaient-ils fait une erreur en la tuant aussi vite, sans penser à sa culpabilité, ni la raison de sa malveillance ? Peut-être. Dans tous les cas, il était trop tard pour réparer les choses.

— Peut-être qu’elle aurait pu se racheter, oui ! Nous ne le saurons jamais. Le destin est parfois capricieux – injuste. Et surtout, seuls les Forts peuvent véritablement changer les choses. Que cette action soit héroïque, ou absolument malfaisante. Nara Elin, elle, était Faible. Non pas parce qu'elle manquait d'estime au combat ; mais parce qu'elle manquait cruellement d’alliés pour la protéger des aléas du Continent.

Les mots du Vestige traversaient – sans filtre – les lèvres du Mizujin. Forts ; Faibles ; ces termes faisaient partie intégrante de la philosophie du Prédicateur, hérités après une longue errance spirituelle, lors de la traque du Chapelier. Au travers des âges, l’Augure avait conservé cette vision des choses, et ce jusqu’à la Nécropole Stygienne, dans laquelle son esprit avait été prisonnier pendant des millénaires.

— Le monde sera toujours gris ; et pourtant, polarisé. L’on ne parle plus de Bien et de Mal, mais de Forts et des Faibles. Kiri, notre projet, notre organisation, notre refuge, permettra de rassembler des renégats sans foyer, et de nous protéger mutuellement des esprits néfastes. J’aimerais beaucoup que les gouvernements acceptent notre souhait de rédemption, mais il faudra faire nos preuves.

Dès qu’il y a du chakra dans la discussion, il y a un différentiel de puissance. La politique ne peut s’auto-suffire dans la gestion des conflits. Il faut des champions pour promouvoir son message. Mais qui seront les champions de demain ? Les membres de La Brume arriveront à impacter la scène internationale ?

— Si tu veux éviter d’autres morts vaines, comme celle de notre chère Cible lors de cette exécution sommaire, alors il te faudra deux choses : (a) devenir plus fort ; (b) imposer ta volonté sur tes pairs. Seules ces deux conditions pourront concrétiser ton vœu de simplicité et de bienveillance. Et tu pourras compter sur moi pour t’épauler sur ce chemin, mon très cher Issei.

Le Mizujin fit un grand sourire sincère à son homologue de l’Eau.

— Mon super copain.

— [...] et à partir de maintenant, vous êtes mes parfaits soldats. Le fleuron de la flotte de l’Eau ; les faucheurs de l’ombre traquant nos ennemis ; les deux jumeaux maléfiques terrorisant le continent ; les guerriers implacables n’ayant aucune peur de la mort ; les alliés fidèles exauçant tous mes souhaits. Allez, mes enfants ! Traversez la mer, et faites de Mizu la plus grande nation de l’Ère Éveillée !


— Hahaha~

Le regard d'Uhen se perdit à l'horizon, mais son sourire demeura ancré sur son visage. Qui était-il ? Quelle était son histoire ? Un sourire. L'enfant de l'os était dans l'impossibilité parfaite de répondre au jeune Issei. Non pas parce qu'il ne le voulait pas ; mais parce qu'il ne le pouvait pas. Un puissant Sceau, mêlé d'un Serment tout aussi inviolable, empêchait les deux Jumeaux de dévoiler leur identité politique. Mais alors, que dire pour ne pas éveiller les soupçons, tout en préservant la complicité du Chinoike ? La Vérité. Rien que la Vérité.

— Je suis un Kaguya impuissant, destiné à mourir lors de la Brume Sanglante, qui a rencontré le Roi des Spectres. L'entité qui a accueilli Kaguya Mūn lors de son errance dans la Nécropole Stygienne, lui faisant boire l'Eau Sacrée, et lui apportant le Chakra. « Sesshū » m'a donné la force de battre mes ennemis, et de survivre jusqu'ici. Il est mon allié, mon ami, mon confident, mon guide, mon héros. Kiri est son souhait.

Le Mizujin se retourna vers Issei, toujours à califourchon, dos au sens de la marche de Kiribukai.

— Je suis un monstre parce qu'il le faut. Je suis un monstre parce je suis un Mizujin, formé à tuer et à massacrer. Je suis un monstre parce que le monde ne respecte que les monstres. Je suis un monstre... mais j'aspire à faire mieux. Ma sœur et moi allons essayer de convaincre Chōwa, puis le Despote, de s'entendre sur un projet commun. Ces deux entités antinomiques doivent avoir un pont atypique pour les relier. Kiri sera ce pont.

Uhen avait trouvé en Issei un allié de taille. Il ne pouvait pas l'abandonner au jeu des secrets. Au contraire : il devait le prendre sous son aile, et l'inclure le plus tôt possible dans son futur lontain. Et, pour ce faire, il fallait présenter les objectifs salvateurs du projet Kiri ; un avant-goût de tous les fruits qu'ils pourraient récolter.

— Je suis un monstre parce que Mizu ne respecte que les monstres. Et c'est un monstre qui protègera l'archipel de l'Eau des aléas. C'est un monstre qui posera un pied sur le continent. C'est un monstre qui prouvera à tous la surpuissance de notre coalition. Pour forcer la main aux détracteurs ; et atteindre la paix de l'Ordre.

Un Loup protégeant les Brebis. Un Fort protégeant les Faibles. Un Tyran protégeant la Plèbe.

— Ou je mourrais en essayant ~

Le fils de la Conseillère Chinoike. L’enfant-soldat prodigieux du Despote. À deux, les jeunes garçons formaient une paire de pions d’excellence, à déplacer sur un échiquier d’os et de sang. Deux êtres naïfs pensant pouvoir changer les choses, sur des horizons politiques n’ayant pas attendu leur naissance pour redoubler de coups bas et de magouilles. Ils étaient tant, et pourtant si peu. Des éléments prometteurs sur qui l’on posait tant d’espoirs, les invitant à commettre des actes qui ne les correspondaient plus.

— Ce serait génial. As-tu besoin de mon soutien ?

À nouveau, Uhen sourit à son vis-à-vis. Dans l’ombre, le Vestige se frottait les mains devant cette opportunité dorée. Il avait bien fait de miser sur la sympathie de l’enfant de l’os. Une telle trouvaille – en la personne de l’héritier du clan Chinoike – pouvait légitimer le pouvoir de Kiri au sein de Mizu.

— Ne le perds pas de vue. Il est l’une des clés du salut de la Brume.

Le Mizujin haussa les sourcils, avant de regarder dans le vide, derrière Issei ; avant de redonner son intérêt au jeune manipulateur de sang, qui n’avait certainement pas dû comprendre une telle errance passagère.

— Sesshū a l’air de t’apprécier.

Kiribukai fit un gros détour pour contourner un assemblage de ruines grotesques. Les rues étant trop étroites pour les emprunter, le serpent géant s’enquit à glisser vers les bois, sous la vigilance de Sahen, qui veillait toujours au grain, regard porté à l’horizon.

— Issei. Si le Despote et sa Conseillère nous demandent de profiter de l’influence de la Paix, quelle sera ta réaction ? Seras-tu prêt à jouer le jeu des Factions pour mériter une place sur le Continent, pour Mizu ?

Si Uhen posait cette question, c’est qu’il était assurément prêt, lui.

— Agir pour les intérêts de notre archipel. C’est notre but premier. Se lancer dans une guerre ouverte est hors de propos, vu les bijū tutélaires ayant prêté serment aux Nations. Nous devons travailler intelligemment, et avancer cette idée, une fois arrivés à Mizu. Pour le bien de l’Eau… comme de notre Refuge. C’est le seul moyen de convaincre les deux parties de s’arranger.

L’enfant de l’os leva deux doigts en l’air, pour illustrer les deux points suivants.

— Un : rendre la Paix plus violente, en appuyant sur nos traques sanglantes pour arracher la mauvaise herbe – une méthode encore étrangère à Chōwa. Deux : rendre la Thalassocratie plus diplomate, en les représentant sur la scène internationale, sans attaque directe à l'encontre des autres Pays.

La paire de garçon se complétait, et le discours qu’il prônait, Sahen l’avait entendu, il était teinté d’une certaine candeur, deux âmes ingénues qui veulent refaire le monde. Toute une vie conditionnée par la pensée d’un seul ne pouvait être balayée en quelques semaines, pourtant, la fille de l’Eau s’était remise en question de nombreuses fois, sur ses ambitions, sur ce qu’elle pouvait faire. Sahen fit comprendre à Kiribukai qu’elle allait se déplacer pour rejoindre les garçons, laissant Mokushi, son homologue reptile, la remplacer pour tenir compagnie au serpent, malgré les tensions qui règnent entre eux.

— Père sera dur à convaincre, mais il est certain de notre loyauté infaillible.

Son iris écarlate zieute Uhen un premier temps, qui pouvait parfaitement comprendre le sujet qu’elle venait de mettre sur la table, puis Issei, à qui elle offre un faible sourire. L’ainée s’immisce dans la conversation, peut-être pour montrer son implication dans l’entreprise qu’est Kiri. Lorsque Uhen mentionna la collaboration avec Chōwa en deux points, la Kaguya eut un rire nerveux, alors qu’elle pointa ses deux frères.

— Chōwa ne peut pas me voir, pas même en peinture. Vous deux, si. Si elle accepte - et que papa aussi - vous serez en première ligne pour représenter notre pays. J’y contribuerait d’une autre façon, plus discrète, moins directe, pour nous assurer quelque chose, si l’Harmonie tourne au chaos.

La jeune femme relève son genou et l’entoure avec ses bras pour le coller contre elle, déposant son menton sur ce dernier en observant les deux garçons. L’ainée avait visiblement d’autres projets, et elle restait volontairement vague en en discutant, dans cette conversation où trois corps se confrontaient, une quatrième âme veillait, et Sahen commençait, avec le temps, à le percevoir - au figuré, évidemment. Son regard toise Uhen, ses arrières, ses sourcils se froncent.

— Mais ne soyons pas naïf. Même avec les autorisations, nous n'aurons pas tous le loisir d'agir, car la confiance que porte les nations du Continent à Mizu est moindre. Ils n'osent pas nous approcher, car nous avons Hebihari. Si seulement Orochi reste loyal. Sahen pointe Issei du doigt. La nation est puissante, mais il faut pouvoir obtenir le soutien de nos clans. Les Chinoike ne devraient pas poser de souci, je n'ai aucune idée de comment convaincre les Yuki, et les Kaguya ne se rangeront jamais sous la coupe de deux inconnus.

La jeune femme soupire longuement.

— Je trouverais le moyen de ramener les Kaguya sous l'influence d'un partisan dont  la loyauté envers Mizu est incorruptible. Mais cela prendra du temps.

Ses sous-entendus étaient clairs, elle s'opposait clairement à Orochi, car après tout c'était sa nature. Orochi replica ne cessait de toiser Uhen, son jeune frère, qui avait beaucoup plus fréquenté le clan Kaguya de Mizu, lui y était né, y avait vécu avant d'en être arraché, Sahen, elle, jamais. Elle devait offrir un refuge aux siens, pourtant elle n'avait personne, et cette idée avait germé au fond d'elle : se créer ses propres pairs, quitte à déclencher un conflit entre des frères, ils n'étaient de toute façon pas réellement les siens.