Ce jour-là, Seijirô avait rendez-vous avec un artisan. Il avait utilisé son réseau pour le trouver, le capitaine s’était fait des connaissances dans le milieu de la contrebande au marché noir d’Ame. En l’occurrence, il devait compléter et remplacer son équipement, abîmé par le sel marin. Ainsi, on l’avait dirigé vers Tetsu, à la Forge du Monde, où il pourrait notamment faire réparer sa lame et son armure. Son voyage vers la terre du gel approchait, et il devait se préparer au grand froid.

— Salutations. C’est donc vous le marchand ?
Demanda-t-il, entrant alors dans l’échoppe. Il outrepassa son apparence, quelque peu juvénile par rapport aux vieux marchands et aux serpents perfides qu’il avait l’habitude de côtoyer. Néanmoins, sa chevelure blonde et ses yeux bleus intriguaient le pirate. S’il avait un petit frère, il aurait sans doute pu lui ressembler. Cela lui inspira bonne confiance. Enfin, il posa son épée sur le comptoir.

— Je dois faire réparer cette lame.
Celle-ci avait été grandement endommagée pendant son dernier affrontement contre une bête féroce rencontrée en mer. Dans l’état actuel, elle n’était plus capable de trancher quoi que ce soit. Heureusement pour lui, Seijirô n’était pas un samouraï, et remplacer sa lame n’avait rien de difficile pour lui. Il ne s’agissait que d’une arme, rien de plus.

— J’aurais également besoin d’équipement pour affronter l’hiver, je dois me rendre en terre gelée.
Indiqua-t-il au commerçant, en profitant pour parcourir l’échoppe, voir s’il y trouvait son bonheur.

Se dirigeant vers un petit marchepied en bois posé en bas d’une étagère, il s’assied sur celui-ci. Fatigué par son voyage, il n’avait pourtant pas pris le temps de se reposer, ce pourquoi il soupira un instant. Comme s’il était chez lui, le capitaine n’hésita pas à prendre ses aises. Sa froideur n’avait d’égal que sa rudesse. Quelques cliquetis métalliques plus tard, il avait ôté son armure, révélant son corps balafré, meurtri par la guerre, recouvert de bandages.

Son armure était rayée, marquée par des griffures, des impacts ça et là, ainsi qu’une grande entaille à la poitrine. Il la posa à ses pieds.
— Pour finir, seriez-vous en mesure de me trouver une armure plus… résistante ?

Il n’était pas plus cérémonieux que cela. Après tout, il allait devoir payer tous ces services, et ses bourses commençaient à toucher leur fond. Bientôt, il allait devoir reprendre ses activités de piraterie. Sans équipage, cela s’avérerait difficile. Le monde se faisait de plus en plus dangereux, en témoignent les blessures subies lors de sa dernière mission de mercenariat.

Tout comme ce voyage à Shimo, qui restait une terre hostile, d’ailleurs.

Sacrebleu, il avait sonné à la mauvaise porte. Sûrement une fausse adresse, il avait perdu quelques ryôs pour soutirer cette information erronée. Enfin, il irait collecter sa dette plus tard, ce n’était qu’une de plus. Artisan-marionnettiste, c’était un titre bien badin, mais ça ne le mènerait nulle part. Le jeune entrepreneur eut au moins la gentillesse de lui indiquer sa route, enfin, si le capitaine sortait sa bourse. Personne n’entre dans un commerce sans en ressortir plus léger, c’était la règle à Ame. Ici aussi, visiblement.

« Le clan Imono, évidemment… »
Pas qu’il ne les avait pas en haute estime, son opinion était plutôt neutre à leur sujet.

S’il n’était pas ravi d’avoir perdu son temps, l’amiral appréciait toutefois la franchise de ce jeune homme. Peut-être accepterait-il de s’occuper de la partie contractuelle, d’ailleurs. S’il le payait, ça devrait être compris dans le service. En tout cas, cela lui retirerait une énorme épine du pied, lui qui ne rêvait que de se reposer un instant après une série de missions périlleuses. Il avait la lame facile, la parole beaucoup moins. C’était surtout par ses actions qu’il s’exprimait.

Comprenant qu’il ne trouverait pas ce qu’il cherchait ici, il rassembla ses affaires puis se releva en soupirant.

« Soit. Je veux être livré dans trois jours, ne soyez pas en retard. »
Accepta-t-il la proposition en posant une bourse pleine de pièces sur le comptoir.

Il était prêt à s’en aller quand il fut piqué par l’enthousiasme du garçon. À en lire ses yeux écarquillés, il regrettait déjà d’avoir donné ce détail, pensant devoir fuir une conversation futile, ou même pire. Cependant, à la grande surprise du capitaine, l’artisan fit mention de Kaminari. Les sourcils, ou plutôt le sourcil, de Seijirô se fronça. Que voulait-il dire par-là ? Effectivement, le Brave-Tempête et son équipage avaient assailli les côtes du pays de la Foudre, profitant d’une baisse de vigilance pour dérober des joyaux royaux. La nouvelle s’était-elle ébruitée ? À tous les coups, la noblesse avait mis une prime sur sa tête.

« Est-ce donc ? Je ne vais pas à l’Est, mais me rends bien à Shimo, au cœur même du froid polaire. »
Rectifie-t-il. Si son interlocuteur faisait le lien, cela ne lui faisait guère peur. S’il voulait garder la bourse qu’il lui avait laissée, le marionnettiste ferait bien d’ignorer ce fâcheux détail. De plus, déclencher une querelle dans son propre établissement serait regrettable pour sa marchandise. Les affaires avant tout. Enfin, peut-être qu’il avait autre chose en tête que le capitaine ne soupçonnait pas. S’il entendait parfois des rumeurs sur la région aux orages, il évitait souvent ces discussions.

« Ce fut un long voyage, je reviendrai chercher mon arme et mon armure comme convenu. Je vous remercie pour votre… aide. »
Une aide qui n’en était pas une, mais plutôt un service payant, finalement.

Seijirô était pressé de rejoindre l’auberge la plus proche, où il pourrait se reposer en paix.

Ne pas payer. Une option qui ne se présentait d’ordinaire au pirate qu’au travers de la violence. La générosité était un concept qu’il avait du mal à saisir, une valeur inconnue dans la Brume Sanglante. Enfin, bien qu’il s’agissait d’un étrange marché, il n’avait rien à perdre à l’accepter, c’était une affaire qu’il ne pouvait refuser. Visiter le monde, voilà un noble projet. C’était une entreprise courageuse, que le corsaire ne pouvait qu’encourager. S’intéresser aux merveilles du monde plutôt qu’à la gloire et au pouvoir.

— Bien, marché conclu. Je vous protègerai du monde extérieur, mais faites attention aux escarmouches.
Il ne plaisantait pas, il était parfaitement sérieux. Le monde de la piraterie n’était pas franchement paisible.

Seijirô reprit donc sa bourse, et se mit à faire rouler une pièce entre ses doigts, écoutant son interlocuteur qui semblait avoir de précieuses informations. Le marchand, qui était plus fugace qu’il n’en avait l’air, finit par soulever plusieurs points intéressants. En effet, un capitaine ne prenait jamais la mer sans équipage. Cet adage s’appliquait aussi dans le cas d’une expédition au pays du Gel. Il s’agissait d’une terre désolée, inhospitalière, où le froid mordant gelait les âmes.

— Vous n’avez pas tort, Nihon. Un capitaine n’est rien sans son équipage.
Il en était bien conscient. Cependant, un autre détail piquait sa curiosité, lui qui avait écumé les sept mers du Continent.

— Je me dois de suivre la voie du Gel. S’il se propage jusqu’aux montagnes de Kaminari, il ne nous reste que peu de temps.
Le Givrefroid, le mal gelé qui l’avait conduit jusqu’ici. Cette piste n’était pas à mettre sur la glace. En effet, s’il s’avérait que ce fléau se propageait, il avait sa carte à jouer. S’il s’agissait originellement d’une maladie conséquente à la cryoéruption, elle pouvait aussi servir d’arme, de quoi faire tomber les empires et élever les conquérants du froid.

— Malheureusement, les harpies de la Foudre ne m’ouvriront pas leurs portes…
Il fallait dire que ses raids répétés sur le littoral lui avaient forgé une mauvaise réputation en ces terres. La filature n’étant pas dans ses cordes, seuls deux choix s’offraient à lui : engager un espion, ou tenter une approche frontale. Après tout, les peuples côtiers étaient des parias pour la Totoyami, pas sûr qu’elle se préoccupe de leur sort.

— Voyons voir ce que nous en dit la fortune…
Ainsi, passant au même moment un marché avec lui-même, il utilisa la pièce qu’il avait en main pour en jeter le sort d’un habile mouvement de pouce et d’index, la faisant retomber sur son poing et cachant aussitôt le résultat de son autre main. Il sourit à la fortune.

« Et ne t’en fais pas, un pirate n’a qu’une parole. »
Rassura-t-il son nouveau partenaire commercial et futur compagnon de route quant à sa part du marché. Il avait donc recruté un voyageur de plus pour son expédition vers le grand froid.

Avant de quitter les lieux, il lui lança la pièce qu’il avait gardée en main derrière le comptoir. La face en était gelée.

Il devait maintenant changer de cap. Plus que des partenaires commerciaux, était temps pour lui de trouver des alliés.