Après avoir quitté le pays répugnant de la verdure, de la beauté, des champs fleuris, Akane avait initié solitairement un voyage vers le sud-ouest, là où elle avait effectué une exploration haut en couleur. Après tout, elle n'en avait pas fini avec le pays de la Céramique et n'avait pas encore rencontré les Fujimi. Elle avait beaucoup à faire, notamment qu'elle parvenait à contrôler ses transes et à voir cette dimension extraordinaire. Son combat contre Ido-Shima et sa proximité avec la créature avaient ouvert son esprit d'une manière différente, ce qu'elle parvenait à voir sans pouvoir le contrôler, maintenant elle pouvait le faire seulement par sa volonté.

Et cela changeait absolument tout.

Combien paierait cher pour avoir cette capacité ? De pouvoir localiser ces déités effroyables ? Seulement, Akane aussi avait besoin de plus de détails sur leur localisation et sur leur nom. Elle devait se mettre dans la peau du passé, fouiller, apprendre, en connaître davantage sur ces créatures foulant le Continent depuis presque une éternité.

Sa volonté d'en savoir plus sur son passé et sur la chose qui la suivait sans qu'elle ne le veuille s'était donc décuplée. Et lorsqu'elle trouva refuge dans une chambre d'auberge du bazar aux mille couleurs, elle écrit.

Cher Shigemori,

Tu seras surpris de recevoir une lettre de ma part. Je ne vais pas y aller par mille chemins.
Je me suis souvenue, je sais qui tu es. Sache que tes prouesses et ton nom résonnent parfois au sein du Gel.

Il me tarde de te voir pour en savoir plus sur toi et ton passé. Il en est de ma survie de te revoir. Peut-être que je pourrais t'offrir autant que tu as à m'offrir.

Rejoins-moi à la boutique de Dango à l'extérieur sud du Bazar aux Mille Couleurs, je t'y attendrai à l'aube chaque jour à venir.

Au nom de l'affrontement duquel nous avons survécu et de notre passé à Shimo, j'espère que tu ne me décevras pas et que tu viendras à moi.

Chinoike Akane.

Pourquoi Kaguya Shigemori hein ? Le face-à-face au lézard des ténèbres avait marqué à vif chaque présence. Mais pas seulement. Tout le monde s'était coordonné, avait combattu ensemble pour ne faire plus qu'un. Ce fut par ce cadre que la Chinoike fit la rencontre précipitée du vieillard. Le manipulateur d'os n'avait pas hésité à en briser quelques-uns pour les sauver. Seulement, lorsque la victoire triompha et que le calme regagne l'Harmonie, l'albinos prit le temps de songer pourquoi cet homme lui semblait familier.

Elle se rendit compte que c'était davantage de son nom, que de sa personne qu'elle pouvait se vanter de connaître. Akane avait du mal à l'admettre, mais il était pour le moment sa seule piste.

Alors chaque matin, la jeune femme s'échappa discrètement de sa chambre pour se rendre chez ce petit marchand de Dangos. Toujours présente à l'ouverture, elle ne s'était adressée au propriétaire seulement pour commander des dangos blancs au cœur de haricot rouge. Il ne savait rien de plus, et n'en demanda pas davantage, appréciant cette petite routine matinale et pourtant étrange.

Ce fut lorsque la pluie montra le bout de son nez, que la dame du Cercle Rouge comprit que cette journée serait différente. Alors contrairement aux autres jours, elle ne commanda pas, elle s'installa sur un banc à l'abri des gouttes tièdes et attendit. Recouverte d'un chapeau de paille, une présence humaine se pointa quelques minutes après. De sa carrure, elle pouvait le reconnaître. Ce fut sa chevelure similaire à la sienne qui confirma l'identité du nouvel arrivant.

Celui-ci s'adressa à elle en premier, se contentant de paroles aimables et bienvenues. La Chinoike laissa glisser sur le coin de ses lèvres un mince sourire.

— Cette pluie... Je savais que tu viendrais ce jour, je l'ai senti. C'est un plaisir réciproque.

S'installant à ses côtés, il n'hésita pas à passer commande au prioritaire arborant un sourire mystérieux. Devinait-il qu'elle s'était présentée à lui chaque jour dans le but d'être retrouvée ? Il trouvait cela assez romantique et semblait ravi d'en être témoin. Bien évidemment, il s'avisa de faire une quelconque remarque, car il fallait le dire, Akane était intimidante. Un physique si peu courant et un regard à glacer le sang de quiconque, on n'avait pas vraiment envie de s'y chauffer. Sans le moindre mot, le cuistot lui apporta les mêmes mets que d'habitude, ce qui laissait sous-entendre qu'elle avait l'habitude de venir.

Ni une, ni deux, Shigemori la lança sur le sujet. Mais avant de se lancer dans une longue conversation, la jeune femme attendit que le marchand prenne ses distances et attrape une boulette blanche avec ses dents, avant de la déguster avec plaisir.

— Cela ne fait que 5 ans que j'ai quitté Shimo, mais je n'oublie rien de ce que j'ai vécu là-bas. Pas même le nom des légendes qui ont arpenté les terres gelées. Non, pas même le tien, Shigemori.

Direct, c'était le cas de le dire. La buveuse de sang n'aimait pas passer par quatre-chemins, lorsqu'elle voulait quelque chose, elle préférait aller au vif du sujet. Seulement, le Kaguya pourrait se méprendre de ses attentions et se montrer hostile à son encontre. Après tout, elle savait ce que c'était d'être recherché pendant qu'on passait son temps à vivre des jours tranquilles et discrets.

— Mais ne t'en fais pas, je me fiche de ce que tu as pu commettre au sein du pays du Gel, j'apprécie même l'idée que tu aies pu assassiner quelques Yuki de la pire des manières... Je n'en ai tellement rien à faire que je suis ici aujourd'hui parce que nous avons failli mourir ensemble, et parce que j'ai besoin que tu me donnes des informations sur la cryo-éruption et le mal qui a été engendré et dont tu ne sembles pas atteint, contrairement à moi.

La déesse du sang laissa le silence s'installer, laissant au combattant assimiler ses mots, car tous avaient un sens. Elle avait explicitement sous-entend être atteinte d'un mal qu'il connaissait très bien. Il savait donc à quel point les mots dans sa lettre était plus que sérieux. Attrapant le bâtonnet de bois entre ses dents, elle glissa sa main droite sur la manche de son kimono et la remonta avant d'approcher son avant-bras du sien. Sa pâleur alarmante contrastait de la peau de Shigemori. Comme elle s'en doutait, l'homme n'était pas atteint du Givrefroid. Sa peau était chaude et presque réconfortante, tout son contraire.

— Tu me pardonneras mon côté direct, mais tu comprendras à quel point je ne joue pas avec le temps qui m'est imposé. Je suis peut-être plus jeune que toi, mais bien plus proche de la mort que tu l'es. Parle-moi de ton passé, des raisons qui t'ont poussé à avoir un nom au sein de Shimo.

Mais avant tout ça, t'es-tu bien remis de notre... "aventure" à Chowa ?

Tout comme son congénère, elle omit volontairement de donner son nom de famille, se méfiant des oreilles baladeuses. Après tout, qu'importe l'information, elle pouvait être dangereuse entre les mains de la mauvaise personne.

La Chinoike sembla intéressée par l'état du Kaguya. Après tout, il lui avait sauvé la vie. Peu importait si elle était détraquée ou monstrueuse, elle savait se montrer reconnaissante.
De plus, il avait survécu à Shimo, il s'y était imposé, il avait combattu, versé du sang, il était celui désigné pour l'aider dans sa quête, le lui permettrait-il ?

Allait-il feindre qui il était ? Comme face à ce fou de Seijiro ? Ou allait-il assumer qui il était face à elle ? Non, il n'avait pas besoin en sa compagnie et il le savait. À eux deux ils pourraient terroriser un bon nombre de villages, du moins, le Shigemori d'antan peut-être. Aujourd'hui, Akane se demandait bien ce qui le motivait à survivre sur le Continent.

— C'est compliqué de reconnaître quelqu'un sans avoir vu son visage. C'est ton nom et ton pouvoir qui m'ont mis sur la piste.

Elle lui répondit avec un sourire fantôme sur le visage. Cet homme avait une légèreté à toute épreuve. Comment pouvait-il autant sourire et rire ? Il n'avait vraiment rien à voir avec la Chinoike et pourtant, il avait côtoyé le monde du Givrefroid. Cela l'irritait fortement et pour se détendre, elle attrapa un dango et le mangeant hargneusement.

Donc le Kaguya fut emprisonner au pays du Gel ? Il ne parlait pas de simplement être coincé sur cette île. Après tout, il était connu pour avoir commis des choses horribles...

Le Maître du Givre... Surprise à l'entente de ce nom, l'albinos fut prise d'un long frisson et perdit le contrôle sur sa main droite. Ses doigts devinrent moites et s'ouvrirent, faisant accidentellement tomber sa brochette délicieuse dans la boue. Son regard rubis se perdit sur son mets, elle parut si décontenancée qu'on aurait pu croire qu'elle était triste d'avoir fait tomber son goûter, mais le Kaguya saurait qu'il ne s'agissait pas de ça. Pourquoi ce nom fut reçu comme une foudroyante attaque ? Ce démon qui sommeillait sous Shimo... Cela ne pouvait pas être un hasard...

Le guerrier prit de nouveau la parole, prenant du recul sur ce qu'il venait de dire. Après tout, il s'agissait de racontars, de légendes. Et pourtant, la Chinoike semblait être convaincue qu'il y avait une part de vérité dans toute cette histoire. Les mains de la jeune femme serrèrent le tissu qui recouvrait ses jambes. Il ne pouvait pas en être autrement. Elle devait en savoir plus.

— Ce que tu as dit... Ce démon... Il n'est pas qu'une légende, je ne peux pas le croire. Il est forcément lié à la Cryo-Eruption... Il ne peut pas en être autrement. Est-ce que les Yuki, les Chinoike et les Kaguya le savent ? Est-ce qu'ils ont conscience de nous avoir emprisonnés et de nous avoir condamnées à mort ?

Shigemori ne semblait pas avoir envie de lui donner d'autres informations, se disant que la jeune femme en demandait bien trop, alors qu'elle n'avait pas vraiment parlé d'elle. Il se méfiait. Pourquoi ? Et pourquoi pas ? Guérir du Givrefroid ? La Chinoike y avait rarement songé, comme si elle était faite pour vivre avec la mal qui nourrissait son âme. Ce que pourraient faire cependant les scientifiques, serait de l'aider à mieux comprendre son corps et à mieux supporter ses pulsions. Comme le mentionnait très bien le manipulateur d'os, elle était une chose qui échappait au monde.

Boum. Une sorte de nausée parcouru Akane qui sentit son estomac se nouer, son cœur se retourner. Il n'avait encore rien dit et pourtant, cette simple information avait retourné la vampire. Pourquoi dès qu'elle commençait à s'approcher de la vérité, elle avait mal ? Akane se leva alors d'un coup et s'avança sous la pluie. Elle serra sa main contre sa poitrine, comme pour essayer d'endiguer cette sensation douloureuse. C'était comme si son corps, son esprit pourtant gelé, s'étaient mis d'accord pour la freiner, pour l'empêcher de connaître la vérité. Le commerçant avait même initié un pas, visiblement inquiet, mais s'était avisé, se disant que cela ne le regardait pas. Ou alors, il avait peur ? Les tremblements de la jeune femme n'étaient pas dus au froid.

Pourquoi s'entétait-il à se méfier d'elle ? Devait-elle vraiment lui expliquer ? Il n'y avait pas d'autres moyens... Elle devait savoir et Shigemori semblait avoir beaucoup de clés entre ses mains... L'albinos se tourna vers lui et le transperça de ses yeux gorgés de sang. S'il voulait une réponse, il allait être servi.

— Je m'en fiche de guérir... J'ai fini par accepter ma condition.... Je suis liée à cette créature, à Shimo... Ma mère a fait quelque chose à ma naissance, mais je ne sais pas exactement quoi. Une sorte de serment avec le pergélisol... C'est pour cela que je dois tout savoir du passé de ce pays, il en va de ma vie, de mon identité.

Quelqu'un doit bien savoir ce qu'il s'est passé...

Je n'ai pas peur d'affronter Shimo de nouveau, et pourtant, j'ai cette boule dans le ventre... Pourquoi je me sens comme ça ?

Pourquoi tu n'es pas atteint par le Givrefroid ? Pourquoi je suis là face à toi ? Pourquoi ai-je survécu ? Pourquoi vois-je des créatures ? Pourquoi j'entends des voix ? Pourquoi je vois un monde parallèle ? Un Homme comme toi, qui a tant vécu, qui se méfie de moi... Je pensais vraiment que tu pourrais m'aider...

Elle s'était visiblement trompée... Ou alors, sa démarche était trop ambiguë pour le mettre en confiance. Elle était maintenant énervée, elle n'aimait pas se trouver dans une telle position. La pluie sur ses épaules semblait se calmer, comme la douleur dans sa poitrine. Akane était trempée, son kimono lui collait à la peau, mais elle s'en fichait. Tout ce qu'elle voulait, c'était des réponses. Elle tentait à croire qu'elle pourrait lui accorder sa confiance, mais le pouvait-elle vraiment ? Après tout, il était la terreur de Shimo. Mais de certaine façon, elle en était aussi une. Les deux terreurs ne pouvaient-elles pas trouver un terrain d'entente dans tout ce chaos ?