Depuis plusieurs semaines, une riche héritière missionnait une servante quelconque pour récupérer ses biens. Comme à son habitude, l’artisan-marionnettiste s’attelait à ce que les fournitures demandées soient prêtes. La courtisane avait une propension pour les jeux de rôle - à première vue. Elle appréciait les tenues loufoques - mais aussi discrètes ! -, les masques, les perruques et autres façons de se grimer. À l’instar des défenseurs assermentés de l’Harmonie, Nihon ne cherchait jamais à en savoir plus que ce que sa morale ne pouvait accepter.

Une commande restait une commande. Nihon Godo Kaisha (G.K.) livrait toute sorte de clients, dès lors la transaction se murait dans le silence. Les années de vie solitaire permirent au gérant d’apprendre à ne pas creuser. À dire vrai, il préférait même ce monde onirique à la réalité. Quoi de plus excitant que de laisser vagabonder ses songes et de tordre la réalité ? Un retraité qui demandait la réparation de sa béquille ? Un ancien samouraï qui venait de pourfendre un délinquant à l’aide de son bokken ! Une femme qui commandait des farces et attrapes ? Une kunoichi sans scrupule, ôtant la vie des opposants à son maître !

Dans cette partie de Sekaitan, les clients ne se pressaient pas. Il fallait donc stimuler la relation commerciale, fidéliser les chalands pour qu’ils deviennent clientèle. Nihon estimait que l’héritière faisait partie de ce petit lot - dix pour cent - de clients qu’il réussissait à intriguer par ses talents. La porte s’ouvrit, le carillon résonna dans la pièce.

— J’arrive !

Au fond de la salle, la dextre monstrueuse termina les derniers ajustements. De sa senestre, il tira sur sa manche pour faire disparaître l’excroissance nivéenne dans les plis de son costume. La paume s’enquit de la cagette et disparut dans son ombre. D’un geste de bras, plusieurs fils de chakra saisirent différentes pièces de bois et de métal pour confectionner un automate-serviteur. Le serf apparut sur les flancs de l’émissaire, posant un genou au sol et levant les mains en attente des affaires de sa nouvelle maîtresse.

— Voilà votre commande. Je vous laisse vérifier ! Vous pouvez essayer les articles, je peux conjurer des pantins de combat au besoin. Au fond, vous trouverez un cadeau de la maison, héhé.

De son avant-bras, Nihon chassa tous les rouleaux, outils et morceaux de marionnettes dans le décor pour poser le cube de bois. Le pantin-serviteur bondit, à plusieurs reprises, pour récupérer les différents éléments jetés à la volée et les entreposa dans les sections afférentes de l’échoppe.

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Chaban (farce, 茶番)

Chaban. C'était le nom qu'elle portait dans ce genre de régions du monde, loin des zones belligérantes qui composaient ses zones d'influences. Chaban est joyeuse, curieuse et rigolote. Chaban parle avec une voix enfantine, modifiée par une couche de bois qui couvre son visage. Chaban est une femme, certainement, en fait personne ne le sait. Chaban est dans les temps, à l'heure et avec les sommes demandées. Chaban est mystérieuse.

Sous ce voile, un haori bleu qui couvre son kimono nacré, alors tâché de terre qui témoigne de son chemin pédestre, un masque en bois abimé, indiquant qu'il a vécu, un chapeau distingué, et un blason inconnu, qui ne vient sûrement pas d'ici, Chaban n'est pas la plus excentrique des visiteurs du pays du Fer, elle n'est pas la plus discrète non plus.

Chaban était la serviteuse d'une étrangère, à la recherche d'amusement. Chaban était une artiste, elle savait où trouver les bons fournisseurs et quoi proposer à sa maîtresse : déguisement, perruque, maquillage, marionnettes. Voilà des semaines que Chaban fréquentait une certaine échoppe, Nihon Godo Kaisha (G.K.), plus précisément. Le jeune homme qui venait lui plaisait, elle était enthousiaste à l'idée de s'y rendre, Chaban aimait les gens et rencontrer de nouvelles personnes.

Aujourd'hui, Chaban est à l'heure. Le bruit de ses getas est en choeur avec le carillon de la boutique qu'elle fréquente. Elle pousse la porte et se présente.

— Bonjour très cher ! Hihihi. Chaban est là.  

Chaban parle d'elle, elle n'est qu'une serviteur, elle ne peut pas être quelqu'un, elle n'est que Chaban.

Sa voix est aigue, avec un coté presque mécanique qui sonne artificiel, mais le vendeur n'a jamais été intrusif, il vend et ne pose pas de question, comme le ferait tout commerçant. Les yeux de Chaban sont émerveillé - c'est ce que sa voix laisse entendre du moins -, le serf s'était approché d'elle et faisait tout comme un veritable humain, un art qui la passionnait.  

— Hihihihi ! Votre art est toujours aussi satisfaisant charmant jeune homme, je suis certaine que la maîtresse de Chaban sera ravie.  

Chaban sautille, comme si elle dansait. Elle observe le contenu de la commande, et relève un instant son attention sur le vendeur :

— Dites à Chaban, hihihi !  elle tapote son masque, vous faites ce genre de produit avec des motifs ? Des motifs de Kabuki ou de Yōkai pour être précise ! Maîtresse s'adonne au théâtre désormais.  

Elle replonge dans son carton, observant chacune des pièces avec minutie. Maîtresse ne doit pas être déçue.

Elle y trouve ce qu'elle avait commandé : de nouvelles perruques : une noire et une rouge, de nouveaux masques neutres, qui moulent le visage, et surtout, de tout nouveaux costumes : des rôles fantasques, qui sait ce qu'elle fait avec ça.

Cette voix mécanique, ce tempérament enfantin, Chaban illuminait le faciès du Nurarihyon. Le comportement atypique de la servante lui rappelait ses propres créations. Chaban était une bouffée d’oxygène dans cet empire de la démesure où les mercantilistes rivalisaient d’efforts pour accéder au Consortium. Chaban était plus qu’une simple coursière aux yeux du gérant. Dans son portefeuille de clients, certains étaient plus choyés que d’autres.

— Je travaille sur un sceau pour les rendre autonomes, sans fils ! Cela égaiera la boutique… Je trouve ça morne d’être le seul à pouvoir parler. Oh ! En parlant de voix… Héhéhé. Je dois trouver un moyen de créer des cordes vocales moi. Un Carton ! Un Cart-...

Comme à son habitude, l’entrepreneur-fou se laissait emporter par le flot de ses pensées, de ses idées ingénieuses et… Chaban tapotait son masque. L’index et le pouce de sa senestre formaient un angle droit où la courbe du faciès masqué trouvait sa source. Jamais l'artisan-marionnettiste ne touchait ses clients. Ce reflux trouvait son origine dans les bandages grignotés de tâches rubicondes, ceignant ses membres supérieurs - et aussi car il était plus à l’aise avec la matière morte.

— Un masque avec des motifs. Un masque. Des motifs. Sans problème ! Que souhaite votre maîtresse Chaban ? Un puissant Empereur ? Une élégante reine ? Une vieille sorcière ? Un jeune minot ? Un visage spécifique peut-être ? Plusieurs ? Pour les Yōkai, un kitsune, un kappa, un tanuki ? Je fais des répliques de Biju tutélaire ! Daiichi se vend pas mal. On dit même qu’il porterait chance !

Il conclut sa tirade en se rapprochant de l’émissaire et glissa, en masque sa bouche - comme s’il s’agissait d’un secret capital. Nihon basculait entre éclair de génie, pragmatisme sans âme et joie de vivre. À bien des égards, il était tout aussi atypique que son auditrice. Toutefois, il ne plaisantait jamais sur le travail proprement dit : chaque question était capitale à ses yeux. Il devait obtenir le plus de détails possibles pour satisfaire sa clientèle.

— Chaban, je me disais… Vous faites de nombreuses courses pour votre maîtresse, non ? Vous êtes... Robuste, vive, intelligente… Vous avez de bons goûts et les détails ne vous échappent pas… Que diriez-vous d’arrondir vos fins de mois ?

Nihon se grattait l’arrière du crâne ; il ne pensait pas que sa proposition sonnerait de la sorte.

— Attention ! Cela ne signifie pas que j’estime que votre maîtresse ne vous paye pas assez. Loin de là ! J’ai parfois du mal à livrer certaines commandes et je ne connais pas grand monde ici. En échange, je suis même prêt à vous apprendre à maîtriser une marionnette !

Avec insistance, le commerçant pointait du doigt le colis. Il affichait un sourire satisfait. Au fond du carton, une réplique miniature de Chaban attendait d’être saisie. Le pantin, totalement articulé, reproduisait traits pour traits la coursière.

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Chaban (farce, 茶番)

Chaban observait l'automate de bois, visiblement fascinée par ce talent. Les marionnettistes possédaient des capacités capable de créer et manipuler des humains de bois - et pas que, n'était-il jamais venu à l'idée de l'un d'utiliser des cadavres ? Les pensées macabres de la jeune femme ne semblaient pas illogiques, mais peut-être qu'ils n'étaient tout simplement pas capable d'infuser du chakra dans les corps morts, pour diverses raisons. Alors...

— De véritables automate ! Chaban est sûre que vous y arriverez. Hihihi ! Chaban se demande si vous pensez pouvoir en faire de véritable prototype humains ? Hihihi !  

Elle déglutit en silence, Chaban était curieuse, Sahen semblait perturbée par ces mots. Pourtant l'idée de rendre les créations ls plus humaines possibles pourraient être d'un grand service, selon l'utilité choisie. Mais rapidement, le sujet initial revint, Chaban eut un temps de reflexion et s'exclama soudainement :

— Chaban se souvient que maîtresse demandait un Kitsune ! Hihihi ! Et.. Daiichi oui, très bonne idée ! Vous avez Hebihari ?  

Chaban fouille au fond du carton alors qu'elle met la main sur la figurine articulée d'elle même, elle eut une légère suffocation d'étonnement, alors qu'elle la retire du carton et la prend entre ses doigts gantés.

— Serais-ce... Chaban ?

C'est touchant. Ce n'est qu'un marchand.  Le conflit intérieur s'opérait au sein de celle qui était sous le masque de Chaban, des personnalités qui se répondaient : avec le temps, l'esprit de Sahen avait était tellement confronté à de personnalités qu'elle vivait comme si elle n'était pas seule.  Mais Chaban revint vite, cet instant de latence fut brisé par un mouvement soudain de son visage, tourné vers le marchand alors qu'elle s'incline en guise de remerciement.

— Mille mercis ! Hihihi !

Chaban se met à essayer diverses positions avec la figurine, pour tester les limites de l'articulation sans pour autant forcer ou l'abimer, elle semble fascinée par ce talent. Son attention happée par la figurine est rapidement détournée par la proposition soudaine du jeune homme, alors trottant dans sa tête depuis qu'il l'avait annoncée.

— Hihihi ! Vous proposez du travail à Chaban ?  elle sautille sur place, Chaban peut peut-être s'arranger ! Monsieur a toujours été si sympathique.  

Gagner la confiance, une affiliation, un moyen certain de couvrir les arrières d'un personnage dont les pans d'histoires mis bout-à-bout semblent soudainement la transformer en histoire bancale. Des pays difficiles impliqueraient de nouvelles stratégies, mais elle n'était pas à son premier camouflage, ou première fuite prêts - et puis, celle sous le masque savait où se réfugier en cas de soucis.

— Avez vous l'intention d'étendre votre talent sur le reste du Continent ? Chaban peut essayer de faire parler de vous si vous le souhaitez ! Votre art peut s'avérer utile ! Surtout si vous mettez en place des automates et tout genre d'objet pratique...

Le masque de Chaban semble indiquer soudainement les bras du vendeur, ou les jambes : elle l'observe.

— Avez vous déjà vendu vos services pour remplacer des parties du corps humain ? Chaban a déjà croisé des messieurs dont les bras étaient en bois ! Hihihi !

— Des prototypes humains. Hmmm… HMMMMMM… Les artisans occidentaux, par-delà le désert, ont réussi une fois à transformer un humain en marionnette. Chikamatsu a même réussi à déployer le pouvoir du shinobi héhé. Certains sont capables d’automatiser des parties de leurs corps et de devenir des genres de pantins héhéhéhé. Je pense même qu’il existe un monde où l’on peut un peu tout contrôler… Dans la mesure où ça a une carcasse en bois, ça ne me paraît pas déconnant !

Nihon et ses monologues, enchantés. Lorsqu’il s’agissait de parler Kugutsu, les iris céruléens de la crinière fauve se mettaient à luire. L’artisan aimait son métier ; il transpirait le goût pour l’effort qui rendait célèbres les plus grands. Tôt ou tard - et assurément tôt, du moins, il l’espérait -, le Nurarihyon gagnerait les hautes sphères de son art.

— Kitsune, Daiichi et Heb-Hebi… Le gros serpent ? J’ai sûrement ça quelque part…

Une dizaine de fils iridescents quittèrent ses phalanges. La manifestation physique de son art longeait les sentiers que généraient les étagères grouillantes de mystères en tout genre. Alors que Chaban enfonçait ses dextres pour récupérer l'automate-offrande, les limiers du gérant trouvèrent leurs proies. La vision d’une dizaine de masques suspendus dans les airs s’offrit à la coursière : kitsune roux, beige, noir, souriant, pleurant, amorphe, colérique - et tout autant de versions pour les deux autres Biju.

— Lesquels plairaient à votre maîtresse Chaban ?

La proposition alambiquée de l’entrepreneur tomba dans le creux d'une oreille docile. Chaban affichait un intérêt certain - si ce n’est une joie évidente ? - de venir en aide à son interlocuteur, contre rémunération bien entendu ! La maison ne souhaitait aucunement être débitrice d'une quelconque dette.

— Tout le Continent ?

Le vendeur se laissa happer par le flot de ses pensées charriant idées sur idées.

— C’est le projet oui ! Je compte conquérir Tetsu et intégrer le Consortium, ensuite j’ouvrirai ma première succursale à l’étranger, voire ma première franchise ! Chaban, vous me voyez là comme ça devant vous, mais laissez-moi trois ans, non un an… Bon peut-être deux ans au final, et j’aurai un empire commercial ! Et puis… Avec le Bakuhan Taisei, ce n’en sera que plus simple héhé.

Le bougre croyait dur comme fer en ce qu’il disait. Aucun doute ne le saisit. Aucune hésitation. Il s’agissait, pour lui, de la présentation d’un fait inaltérable, presque évident. La confection et la vente de marionnettes n’étaient qu’une première étape ; s’en suivraient bientôt d’autres innovations technologiques et juridiques. Le Continent entendrait bientôt parler de lui…

— Des prothèses ? Beaucoup de Monzaemon en font leur spécialité. Moi, je préfère les pantins-yokai, c’est plus imposant, artistique, terrifiant. Cela dit, je roule ma bosse, la preuve !

La sinistre monstruosité quitta l’ombre de ses atours. Un bras à la couleur nivéenne dont les cinq phalanges ressemblaient plus à des griffes acérées qu’à des doigts harmonieux. Aïe. Il venait de dévoiler un aspect de lui qu’il s’évertuait à cacher… Les gens hurlaient d’effroi, prenaient leur jambe à leur cou ou se mettaient à le prendre en chasse. Aïe, aïe, aïe.

— Oops. Ne le dites pas à votre maîtresse Chaban…

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Chaban (farce, 茶番)

— Ce serait un beau projet ! C'est ce que pense Chaban !  

Un peu glauque, mais beau. Et puis, il est mieux d'avoir une maindoeuvre qu'on est capable de dirigé  plutôt que des hommes capable de trahir, elle en savait quelque chose sous ce masque. Chaban continuait de jouer avec sa poupée, obsédée par ce cadeau tandis que le vendeur lui proposa alors une série de masque : elle pointe la plupart du doigt puis s'arrête sur quatre d'entre eux.

— Chaban voudrait.... le blanc, le noir - triste et souriant pour les deux ! Et pour eux... mh.. ceux qui font peur !  

Elle frappe ses deux mains, paume contre paume comme pour applaudir. Les nouveaux masques semblaient lui convenir, et donc convenir à sa maîtresse. Une commande rondement menée, comme d'habitude lorsqu'elle venait ici : le jeune homme ne posait jamais de question, ni sur sa maîtresse, ni sur elle, il n'avait pas de volonté intrusive, et cela plaisait à Chaban, et d'autant plus à Sahen.

— Et dites...  elle pointe avec ses deux index son masque en bois, le masque de Chaban est très simple ! Mais peut-être auriez vous des idées pour le rendre plus joli ? Chaban aime quand c'est joli.

Pour jouer un personnage, il faut s'en imprégner complètement, et donc devenir une nouvelle personne, vivre comme une nouvelle personne. Et donc, avoir des intérêts différents, même si cela implique quelques contretemps sur les objectifs de la personnalité dominante.

— Tout le Continent ! Du Fer au Vent ! De la Terre à l'Eau !  

En oubliant Feu, Monastères et Foudre, mais le temps viendra pour expliquer les zones d'influences. Et puis, Chaban saurait trouver des gens pour la remplacer dans ce genre de pays. Les yeux pétillants d'admiration, Chaban écoute le jeune vendeur exposer ses rêves, l'écoutant avec attention et sans jugement - pas de Chaban en tout cas.

— Chaban a hâte. Le Bakuhan Taisei vous dites ?  


Soudainement, les cavités servant à offrir la vue à Chaban s'illuminèrent presque d'étoile devant le spectacle - ou plutôt, le bras. Presque immédiatement, elle s'était rapprochée du jeune homme pour observer cette merveille de la nature, Chaban est curieuse. Un genou à terre, elle place son visage (masque) non loin de la main de l'homme, cherchant à observer la monstruosité de sa main.

— Magni-fique ! Hihi !  

Hihihihi ! Maîtresse.  La ferme.- La nature prend le dessus.... Son esprit est totalement cinglé, détérioré : elle pensait en se parlant à elle même, comme si elle était plusieurs personnes se répondant. Oui, Sahen elle était lucide en sachant très bien que Chaban n'était qu'un déguisement, mais avec le temps elle s'était tellement ancrée dans un esprit si faible qu'elle était devenu presque réelle. Une triste existence.

Chaban racle sa gorge, imite une toux et se recule soudainement, ayant laissé parler ses pulsions en s'approchant ainsi du vendeur. Elle se redresse soudainement et s'incline. Elle lie ses deux mains entre elles, tourne son regard vers le vendeur et lui dit avec un élan de sincérité.

— Oh !!! Non, non, Chaban ne dira rien.  

Elle tourne son attention vers les différents pantins présent dans la boutique, les observant minutieusement.

— Chaban aime beaucoup les pantins, ils permettent de mettre en scène. Ils sont à la fois amusant et terrifiant si on le veut ! Chaban aimerait peut-être monter un théâtre un jour... de marionnettes... OUPS ! Pardonnez Chaban, elle divague.  

Dit elle, passant ses mains contre son masque comme pour masquer sa bouche déjà masquée.

Plusieurs claquements de doigts rythmèrent le choix des commandes de sa cliente-coursière. À chaque vibration des cordes vocales de Chaban, un fil de chakra entreposait le masque attendu dans le colis à destination de sa maîtresse.

— Et… Voilà… Le… Travail ! N’hésitez pas à me contacter, voire à passer à la boutique si votre maîtresse n’est pas satisfaite. On peut toujours s’arranger ! Les clients de NGK sont satisfaits ou remboursés*.

*Sous un délai de trois jours ouvrés, sans reprise, ni échange, moyennant une surtaxe en cas de demande de remboursement indexée sur le coût de la matière première et de la main d'œuvre - une coquette somme. En tout état de cause, ce genre d’informations, en petit caractère, dans un long contrat de sept cents feuillets, n’étaient jamais lus - pour le plus grand bonheur de l’artisan. Vive le marché libre !

— Je trouve dommage que Chaban ait un masque qui ne sourit pas ! Les prunelles de Chaban gagneraient à avoir un sourire resplendissant. Je peux vous faire un Nihongraphe ! Il suffit de me prêter votre visage en bois. Oh... Bon sang ! J’ai plein d’idées. Des tâches de rousseur façon Kome ? Des pigments venus de Kaze ? Un faux piercing à la Tetsu ? Un tatouage à l’encre de Kaminari ?

L’intérêt de Chaban pour le projet de succursale embauma le cœur de l’artiste-ébéniste. Elle tiqua sur la mention de la facette politique de son projet d’empire commercial. La crinière fauve aimait conter son projet, ce qu’il fit, une fois encore.

— Le Bakuhan Taisei… Comment vous dire cela, sans paraître trop… Mmmh. Je souhaite que le Continent soit unifié sous la bannière d’un seul système politique. Les États se transformeraient en régions gouvernées par un… Gouverneur ? De la pure déconcentration, un peu comme la Région du Chakra avant qu’elle ne devienne autonome en somme ! C’est… Un projet assez fou d’unifier le Continent ! Loin de moi l’idée de décentraliser cette pyramide administrative : donner trop de liberté, c’est craindre la sédition haha. Je me dis qu’avec cela, les peuples seront enfin unis... Toutefois, la population est attachée à son nationalisme, cela ne risque pas d'arriver avant des décennies.

Le Nurarihyon prit un gros bol d’air frais. Pfiou, quelle tirade ! Il se voyait déjà s’étouffer… Décès par manque d’oxygène. Quelle triste fin pour un futur daimyo. Le comportement burlesque du réfugié jurait avec ses aspiration. L’âme du conquérant et l'obsession de l’artiste se cristallisaient en lui.

— Vous… Vous n’avez pas peur ? C’est la première fois qu’on le regarde comme ça…. C’est assez étrange. D’habitude, les clients crient, hurlent, courent, dégainent leur lame ou s’évanouissent ! Cela dit, je vous remercie pour accepter cette doléance de ma part.

Chaban ouvrit son cœur à son vendeur : elle souhaitait un théâtre de marionnettes. Nihon ferait encore plus pour elle. La fragilité qui découlait de sa voix enfantine titillait l’empathie du marionnettiste. Hélas, son esprit implacable et calculateur n’accepterait pas une telle besogne sans y gagner quelque chose en échange.

— Voyez-vous, j’ai moi-même créé mon style de Bunraku. Le Hyakki Yako ! La cohorte des cent yokai. J’apprécie les contes d’horreur où les protagonistes sont des figures monstrueuses… Sans doute la faute de ce bras ? Si vous travaillez pour moi, Chaban, j'exaucerai votre souhait. L’on pourra écrire une pièce ensemble, concevoir des pantins et donner vie à votre rêve !

La dextre monstrueuse s’arqua : les phalanges en forme de dagues acérées attendaient d’être agrippées pour conclure cet accord dans le marbre.

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Chaban (farce, 茶番)

Si Chaban avait un visage, ses rouges se seraient rosie face au compliment sur son regard. D'ailleurs, elle aimait beaucoup la façon qu'il avait de ne pas la juger sur son masque. Il était véritablement un très bon vendeur.

— Oh... vous permettez à Chaban ? Hihihi !  

Chaban se retourne, dos au vendeur après s'être saisie d'un masque qu'il avait justement confectionné pour sa maîtresse, le masque de kitsune noir et souriant - elle échangea les deux masques, prenant son masque de bois entre ses mains sans dévoiler son visage - même si un tissu protégeant sa peau le cachait, même le masqué ôté. Chaban avait ses propres raisons, et son comportement sous entendait clairement qu'elle n'avait pas envie d'en parler ou d'expliquer. Elle tend son masque en bois à Nihon

— Un sourire, des tâches de rousseurs.... Hihihi ! Peut-être même des joues roses ! Chaban aime les couleurs.  

Un peu de fantaisie : si Chaban voulait regagner un visage neutre, elle avait d'autres masques en bois tout aussi neutre - ou elle demanderait de nouveaux masques à Nihon. Son attention fut de toute façon rapidement happée par l'explication du projet, du rêve, qu'il avait. À l'écoute, ses yeux témoignaient alors de l'intérêt porté par la jeune créature : Sahen au fond d'elle, confirmait aussi : Nihon ne mentionnait pas spécifiquement de nation, ses idées étaient compatibles avec Sahen.

— Chaban croit en votre idée et vos ambitions, unifier le Continent.. Hihihi ! C'est une belle idée !  

Sahen confirme. Reimu aussi. Seulement si ce dernier porte les bannières de Mizu ou de Kiri, mais cela, Chaban n'en parlera pas, d'ailleurs elle eut un mal de tête rien qu'à envisager ces pensées vis à vis de la mission qui la conditionne. Elle reprend son ton enjoué lorsqu'il parle de son bras, en réponse à son admiration : Chaban écarte un peu les bras pour démontrer son propos, ses vêtements trop grand pour elle lui donne un coté délicat, mignon, comme une enfant dans un corps d'adulte.

— Vous savez, les gens ont parfois peur de Chaban parce qu'elle porte un masque, ça la rend différente. Alors Chaban serait bien hypocrite de vous juger et d'avoir peur. Chaban vous apprécie. Hihihi !  

Il appréciait les figures monstrueuses, pour beaucoup, elle-même en était une sous ce masque. Peut-être étais-ce même ça qu'elle cachait, et cela expliquait son masque, mais nul ne pouvait le savoir.

— Chaban pense que même ce qui est censé faire peur peut être beau ! Hihihi !  Maîtresse n'en saura rien, et Chaban saura s'arranger pour respecter l'accord, c'est avec plaisir que Chaban souhaite vous accompagner.  

Chaban se saisit ainsi de la main du jeune homme, signant cet accord à travers ce contact physique initié. Jouer sur plusieurs plan : qui soupçonnerait Chaban d'être en vérité un alter-ego mental d'une grande criminelle du pays du Feu ? Chaban est bien trop innocente pour cela, et elle ne ferait pas de mal à une mouche, pas vrai ? Chaban n'avait d'ailleurs aucun recul sur ses sentiments, ses impressions : aucune conscience de l'impact qu'aurait une telle révélation si les amis qu'elle se forge apprennent la vérité, elle vit le moment présent, jusqu'au moment où le rôle se doit d'être rangé.

— Chaban voyage beaucoup le long des deux grandes puissances - sans y rentrer, les Ruines, l'Erudition, la Céramique... Chaban pourra y accomplir des livraisons si vous le souhaitez !  

Le Nurarihyon se tourna également : il ne souhaitait pas embarrasser Chaban. Le visage qui se cachait derrière le faciès en bois lui importait peu. La transaction se passa sans souci. La main bandée récupéra la précieuse relique, et les traits de l’émissaire se cachaient sous une nouvelle identité.

— C’est parti !

Un claquement de doigt suffit à faire apparaître une dizaine d’ouvriers-pantins : seau d’encre, couteau à bois, crochets, burin, petite scie - la parfaite panoplie de l’artiste-ébéniste. Conformément au souhait de sa comparse, l’artisan marionnettiste offrit une seconde vie au masque neutre. Les outils s’animèrent pour tailler la peau de sorte à en faire une réplique parfaite d’un visage humain - et non plus une simple forme convexe. La touche finale : un sourire hypnotique, deux pommettes rosées et une nébuleuse de taches de rousseur. Une beauté.

— Allons, il n’y a pas de quoi ! Chaban est un petit soleil héhé.

Nihon se posait légitimement la question : qui pourrait considérer cet homonculus comme une monstruosité ? Pour lui, la coursière n’était qu’un enfant bloqué dans un corps d’adulte. Certes, l’empathie n’avait pas sa place dans les affaires - mais ce n’était pas le cas dans les relations humaines.

— Hametsu, Hakugaku et Toji ! Parfait. Je vais essayer de faire en sorte d’étendre mes activités pour que vos déplacements profitent à notre entreprise. Chaban est officiellement ma première associée ! On ira loin ensemble haha. Surtout que vos déplacements permettraient d’avoir un effet boule de neige et d’installer d’autres filiales un peu partout… Ololoh, quel plaisir.

Chaban lui offrait une porte vers le Continent. Comme l’adage le voulait, les bons comptes faisaient les bons amis. Qu’importe qu’il n’ait pas encore de clé pour s’adonner à du commerce avec les autres Nations. L’entrepreneur n’attendait pas que le partenariat soit effectif pour montrer toute sa bonne volonté.

— Quelle est la première étape du rêve de Chaban concernant son théâtre de marionnettes ? Mettons-nous au travail, on a quelques minutes devant nous avant que vous ne deviez gagner votre maîtresse, n’est-ce pas ?

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Chaban (farce, 茶番)

Une véritable réplique ?  Il est doué. Chaban a un visage !  Chaban eut un moment de silence devant l'oeuvre du marchand, un léger halètement pour témoigner de son étonnement, pour la première fois de sa vie, Chaban avait un visage qui n'était pas celui de Sahen, une vraie elle dans la matière, et non plus une simple existence psychique. Les yeux de Chaban se rougissent - même si d'ailleurs, ils ont toujours été d'un rouge vif si l'on regardait bien, l'on pouvait déduire que derrière ce masque, à entendre ses reniflements, que Chaban avait versé quelques larmes alors qu'elle s'était empressée de changer de masque pour porter son nouveau visage.

— Chaban... est heureuse ! Chaban vous dit merci !  

Chaban frappe dans ses mains de joie tandis qu'elle ne se tarit pas d'éloge à l'encontre du marchand, il était son employeur - à l'instar de Maîtresse.

— Tous le monde a besoin de profiter d'un tel talent ! Chaban pense que les pays comme Hametsu sont des bons points clés pour développer son commerce ! Chaban n'est pas une grande commerçante, mais quoi de mieux que d'un pays où l'on est premier arrivé pour étendre son monopole ! Hihihi !  

Une évidence, si il s'installait à Hametsu, il gagnerait rapidement en influence et pourrait bénéficier du monopole en arrivant en premier. Peut-être trouverait-il des associés sur place ! Chaban se chargerait de les contacter, de leur présenter le projet, de les attirer. Chaban incline son visage un instant, elle regarde fixement le marchand avec un air dubitatif.

— Dites... comment Chaban doit vous appeler désormais ? Maître ? Monsieur ?  

Les yeux de Chaban se mirent à briller soudainement, Chaban n'était ni plus ni moins que l'enfant que Sahen n'a jamais pu être. Elle se mit à sautiller alors que le garçon lui propose de parler de son rêve, ce rêve d'enfant qu'elle voulait réaliser.

— Oui oui ! Chaban a un peu de temps !  La jeune fille s'asseoit soudainement en tailleur, alors qu'elle semble réfléchir. Mhhhhhhhhh ! Chaban pense qu'elle devrait raconter une histoire qui lui ressemble. L'enfant yôkai qui voulait être aimé par exemple !  

Chaban prend un moment, elle réfléchit puis soudainement conte l'histoire au jeune garçon, un conte certainement tiré de petits villages, pas le plus connu mais pas non plus totalement original.

— C'est un Seko₁ qui vivait dans un cours d'eau proche d'un petit village. Beaucoup d'enfants viennent jouer dans ce cours d'eau et le Seko a envie de jouer comme les autres enfants, mais son apparence fait peur aux enfants. Alors le Seko est triste. Un jour, une petite fille s'approche du cours d'eau et tombe dedans. Fort heureusement, le Seko la sauve et la petite fille, reconnaissante, viens tous les jours s'amuser avec lui. Finalement !!!! Le Seko était en fait un petit garçon prit d'une malediction, et l'amitié de la petite fille le sauva de la malediction !  


1. Un Seko est un kappa, sa petite taille et sa forme le font ressembler à un enfant.

Un sourire tordit les lèvres du commerçant : son âme d’artisan s'exerçait pour ce genre de réaction. La joie d’un client procurait un plaisir supérieur à l’accumulation de ryos. Derrière toute âme véreuse se trouvait un reliquat d’empathie, finalement.

— Chaban n’a pas tort ! Kusa est frappé par la disette et la pauvreté. Cela peut être une terre d’accueil intéressante. Avec les affres de la guerre, j’imagine que de nombreux civils se sont retrouvés sans bras, ni jambe. Lors de ton prochain passage, pourrais-tu me faire un état des lieux ? Cerner avec précision les points d’intérêts que nous pourrions exploiter ?

Un rire cristallin s’échappa de ses cordes vocales.

— Allons, Chaban ! Pas de maître ou de monsieur entre nous. Tu peux m’appeler Nihon : nous sommes des égaux.

La jeune femme s’affairait, en tailleur, à laisser parler son imagination. De son côté, le Nurarihyon s’éloigna pour déambuler au sein de son capharnaüm de pantins. Il prêtait une oreille attentionnée aux dires de Chaban.

— Le plus important dans le Bunraku : c’est la marionnette. Elle est le faire-valoir de tout dramaturge. L'interprète doit se faire oublier pour que le pantin capte toute l’attention. C’est très… difficile ! Mais je n’ai aucun doute que tu y arriveras.

Ses doigts flirtaient avec les étalages, à la recherche de morceaux, d’outils et d’artefacts pour donner vie à la pièce.

— Pour ton Seko, comment l’imagines-tu ? Décris-le moi de la façon la plus détaillée qui soit. Fais de même pour cette jeune fille qui lui offre une place dans la civilisation. Pour ta scène, que préfères-tu ? Je pensais te proposer de reproduire intégralement le village, avec le cours d’eau bien sûr !

Les bras chargés de trésors, l’artisan-marionnettiste revint aux côtés de son apprentie. Il imita sa consœur en devenir ; son séant gagna le plancher. L'ébéniste posait un à un chacune des pièces de sa tirelire magique, en ne manquant pas de préciser l’utilité de tous les outils disposés devant eux.

— Je vais te faire un baluchon où tu trouveras de quoi pouvoir te perfectionner dans la conception de marionnettes. Tu verras ce n’est qu’une question de coup de main. Je travaille le bois, je laisse vibrer sous mes doigts… Il me parle et cette discussion me permet de concevoir des pantins uniques en leur genre. Il faut te laisser porter, abandonner le fil de la vie et ne faire qu’un avec ta création. C’est comme ça que tu deviendras une brillante créatrice, héhé.

Nihon allia la parole aux actes. Il se saisit d’un morceau de bois et de son couteau à copeaux. Le sculpteur prit son temps pour façonner, tranche après tranche, le faciès caractéristique des Kappa.

— Tiens, à ton tour ! Donne vie à son corps ! Prends ton temps, habitue-toi à ton ustensile.

— Bien sûr ! Chaban vous fera un rapport, et qui sait…

Non. La voix de Sahen la fit soudainement relativiser dans ses paroles, ou plutôt sur ce qu’elle allait dire - l’idée bourgeonnante d’une collaboration totale entre les deux individus étaient encore bien trop prématurée, Sahen n’avait pas confiance, pas totalement - et tant que Nihon n’avait pas totale confiance envers Chaban, elle ne laisserait pas sa couverture flancher. Chaban se racla un peu la gorge, son sourire se sentait dans sa voix.

— ...peut-être que les civils seront heureux de voir les marionnettes de Monsieur et de Chaban, une fois rétabli.

Chaban hoche son visage poliment, peut-être un peu gênée.

— Nihon…

Elle secoue son visage, elle assimilait ce nom et se plongeait désormais dans sa propre imagination enfantine, artificielle mais bien réelle. L’idée de reproduire le décors en entier semblait la ravir, elle relève son visage vers le vendeur.

— Tu pourrais faire ça ? Chaban adorerait !

Elle prend un temps de reflexion, à songer aux personnages qu'elle imaginait dans son esprit, elle assemblait plusieurs visages déjà connus, des animaux qu'elle avait pu voir sur les cotes de Mizu, voire même des bijûs inférieurs rencontrés - après tout, un Seko pouvait totalement exister sous cette forme sur le Continent.

— Chaban pense que… le Seko ressemblerait à un petit garçon aux doigts palmés et avec… elle mime un creux au dessus de son chapeau ...le creux rempli d’eau et de feuille, comme les Kappa ! Il aurait une petite carapace et la peau verte, mais pas de bec ! Et la petite fille elle… avec des cheveux comme Chaban !

Elle retire son chapeau en osier pour libérer sa chevelure brune - l’œil de créateur de Nihon pouvait habilement remarquer la nature artificielle de cette chevelure, d’ailleurs d’une qualité pas nécessairement très poussée, ce costume là n’a pas dû être fait par un professionnel du théâtre.

— Dis… est-ce que même si c’est Chaban qui fournit le bois ou la matière, Nihon peut la manipuler, comme avec les marionnettes ? Chaban veut dire… les marionnettes ne peuvent être faites que de bois ?

Dit-elle soudainement, alors qu’elle avait suivi attentivement les faits et gestes de Nihon, et accepté d’essayer elle aussi, pour sculpter ce qui, dans sa tête, ressemblerait au plus près de ses personnages.

Si maîtresse souhaite l'avis de Chaban-... Non... Chaban pense que Maîtresse devrait autoriser Chaban à montrer son art à Nihon. J'ai dis non. Son duel intérieur se ressentait sur son comportement, elle se crispa soudainement, sculptant un peu trop profondément le morceau de bois qu’elle tenait, sa main trembla un instant. Mais Chaban se reprit, elle prit une inspiration, la frustration se sentit dans son expiration, mais elle reprit le travail, cherchant à rattraper son erreur.

— Chaban s’excuse de prendre le temps de Nihon, Chaban espère que les clients n’attendront pas par la faute de Chaban.

L’ingénieuse Chaban proposa au Nurarihyon une entreprise qui l’intéressait tout particulièrement. Il s’imaginait déjà poser les jalons de sa première succursale à Hametsu.

— Je n’y suis jamais allé encore, mais ce serait avec plaisir de leur offrir un spectacle itinérant. Cela me permettra d’ajouter un nouveau pays à mon Tour du Continent.

L’emploi du pronom personnel de la deuxième personne du singulier - le tutoiement - anima les traits du commerçant, qui ne put s’empêcher de rigoler.

— Enfin tu me tutoies héhé. Première victoire. Nihon 1 - Chaban 0. Il était temps !

Bon gré mal gré, le caractère enfantin de Chaban aiguisait l’humanité du commerçant. Elle offrait une bulle d’oxygène dans ce pandémonium mercantile où chaque service devait être payé comptant. Cette relative empathie surprenait les fondations de sa psyché, mais laissait le traitement de cette faille pour plus tard.

— Monzaemon Chikamatsu contrôlait une marionnette humaine qui conservait les pouvoirs du précédent shinobi… J’ai eu vent de Monzaemon capable de piloter des pantins faits de fer. Je suis un expert dans l’art du bois, mais je pense pouvoir étendre mon expertise à d’autres matériaux. Avec plusieurs tentatives, quelques essais, je pense pouvoir manier tout ou n’importe quoi. Quelle matière plairait à Chaban ?

Nihon ne partageait aucun lien - à sa connaissance - avec le Clan occidental. Pourquoi diable devrait-il taire cet état de fait des arcanes du Kugutsu ? Aucun serment ne le muselait ; révéler ce type d’information à son associé ne le dérangeait pas.

— Allons Chaban… Regarde donc mon établissement ! Hahaha. Il est vide, je suis un clown sans cirque. Tu assistes à la création de mon empire commercial, d’ici peu les gens se hâteront dans nos échoppes… Pour l’instant, profitons du moment présent.

Le couteau à copeaux de son apprenti s’engouffra - un peu trop - dans la figure boisée. Pour la première fois, la dextre monstrueuse de l’artisan-marionnettiste se posa sur le dos de ses mains. Il ne souhaitait pas qu’elle rattrape son erreur.

— Je la préfère comme ça. Les marionnettes sont comme les humains. Elles ne sont pas lisses. C’est dans leur faille que réside leur individualité et leur beauté profonde.

Le maître appliquait à la lettre le secret de sa maison : ne jamais outrepasser les limites du silence. Ainsi, plutôt que de se confronter de façon frontale à l’apparence synthétique des atours de l’émissaire, il agit de façon plus subtile.

— Est-ce que Chaban veut une tenue pour elle ?

Dans son esprit régnait une soudaine accalmie, un rare instant de gaieté dans la vie d’une âme aussi tourmentée. Un baume au coeur qu’elle n’avait jamais ressenti, mis à part en présence de son frère, Sahen à travers Chaban connaissait les bienfaits des rencontres humaines et de la sincérité. Le masque cachait ses émotions, c’était le seul bémol auquel elle devait faire face : cette manie de cacher son visage pour des raisons occultes.

— Nihon est-il un Monzaemon ?

Argue-t-elle innocemment, il ne s’était pas présenté avec son nom de clan, mais en parlait pour la première fois maintenant. Les mains de l'artiste s’occupèrent à remettre en place son chapeau alors ôté, couvrant sa chevelure artificielle à nouveau, certainement pour lui donner l’air moins fausse.

— Chaban vit à Toji. Elle a donc souvent eu l’occasion de voir Hametsu, et là bas, il n’est pas rare que les enfants s’amusent avec ce qui reste… et souvent… ce sont des os.

Le regard écarlate de la créature se détourna sur ses mains gantées.

— Chaban aimerait bien voir si les os peuvent servir dans la conception d’une marionnette ? D’ailleurs… Chaban se demande si cet art est inné ou si il peut être acquis ?

Sahen n’en avait certainement rien à faire des marionnettes, dans un premier temps du moins. Mais Chaban contrôlait, dirigeait, elle était la maîtresse actuelle de ce corps qui n’est qu’un carcan. Elle voulait apprendre, et pouvoir réellement créer son propre monde, son propre univers, à défaut d'avoir son propre corps.

— Mais Chaban est là ! Pour rire aux blagues du clown ! C'est ce qui importe, pas vrai ?

Dit-elle, entièrement convaincue de sa réponse pour tenter de remonter le moral à un artisan en manque de client. Pourtant, ces marionnettes étaient vraiment jolies à ses yeux, peut-être effrayantes pour certaines, mais Chaban n'était pas la seule adoratrice de l'horrifique, non ? En tout cas, Chaban s'appliquait lorsqu'elle créait sa propre marionnette, en sculpter une semblait attiser sa passion, même si sa volonté de bien faire attira l’attention du garçon vers elle, provoquant un léger mouvement de recul lorsqu’elle ressentit un contact physique, sur ses mains.

— Une tenue pour Chaban ?

L’entité se figea, prise d’un soudain doute, d’une soudaine réalisation. Ses mains cessent le travail sur le bois, qu’elle dépose au sol juste devant elle, rabattant ses métacarpes contre ses genoux tandis que son regard se tourne vers Nihon, auprès d’elle.

— Chaban…peut-elle vraiment être Chaban si elle change d’apparence…? Maîtresse dit souvent que… elle dit que…

Tu n’es pas plus réelle que moi unique. Et tandis que la voix de Sahen interrompit ses paroles, comme piqûre de rappel - sans tenter de reprendre le monopole, visiblement la Sanguinaire n’avait pas plus envie d’être active dans cette situation. Chaban était, de toute manière, soumise aux mêmes affres que son corps, quand bien même son comportement et sa personnalité différent : elle ne pouvait pas fuir sa mission profonde, et encore moins la mettre en péril. Et si elle essayait, elle savait très bien à quoi elle ferait face, et Chaban n’en voulait pas.

Alors elle laissait finir l’émissaire, qui avec difficulté avait reprit la fin de phrase.

— ...je n’existe pas.

La question fatidique arriva. Le commerçant n’aimait pas cette affiliation automatique au clan occidental. Il s’estimait différent et supérieur, mais ne pouvait en vouloir à son associée : il s’agissait d’un constat logique et normal, comme deux et deux font quatre.

— Non ! Nihon est un Nurarihyon. J’ai appris les arcanes du Kugutsu dans des manuels, chez moi, à Chowa. J’ai pris ce nom, car dans les livres, l’auteur parlait d’une marionnette ultime et l’avait nommée comme ça, héhé. Heureusement que ce n’est pas un art inné, le clown serait bien triste sinon.

Si Chaban se destinait à suivre la voie du Kugutsukai, elle pourrait compter sur les manuels claniques dont Nihon avait bénéficié - et qu’il avait améliorés au passage.

— Des os… Je pense que… Une importante quantité d’os suffirait ! Une marionnette faite d’os et de bois. L’idée s’ancre parfaitement dans le Hyakki Yako ! Tu apprends haha. Maintenant que tu m’en as parlé héhé, tu peux compter sur moi pour en réaliser une.

La question méritait de se poser. L’artisan-marionnettiste se maudissait intérieurement de ne pas avoir pensé à l’idée plus tôt. Ce matériau était parfait pour son sous-genre du Bunraku - bien que difficile à obtenir.

— Qui sommes-nous réellement, Chaban ? Lorsque je te regarde, je vois une apparence physique. Un corps, comme un autre. Lorsque je me regarde, je vois une apparence physique. Un autre corps. Notre enveloppe charnelle n’est pas suffisante pour être une personne, sinon les marionnettes seraient toutes des humains !

L’instant philosophie d’un mercantiliste sans sous.

— De même, est-ce que notre nom ou nos origines nous définissent ? Non. Il ne s’agit que de l’apparence extérieure : c’est l’image que tu représentes, mais ce n’est pas toi. Je vois ça comme un faisceau d’indices qui mènent à l’individualité.

Le Nurarihyon marchait en territoire inconnu : il laissait ses pensées prendre le dessus.

— Je pense que nous sommes cette petite voix qui sommeille au fond de nous. Celle qui résonne constamment, qui nous pousse à agir, qui nous questionne. Je pense que cette voix, c’est notre âme ! L’âme habite le corps et le dicte, comme le Kugutsushi manipule son pantin.

Il ne faisait aucun doute que le fondateur du Bakuhan Taisei cherchait à rassurer l’émissaire.

— Par conséquent, Chaban existe. Maîtresse existe. Nihon existe. Tant que cette voix continue de résonner, nous existons tous.

— Nurarihyon. Peut-être un futur clan, Chaban espère, hihi !

Dit-elle, enjouée.

Les luttes internes de l’enfant de l’Eau durent depuis sa jeune enfance, provoquée par les manigances de la Junte pour créer un parfait soldat. L’esprit brisé de Kaguya Reimu dissocie en diverses figures, Sahen et Chaban - deux parfaites opposées, mais qui un jour seront amenées à fusionner. Car même si leur approche des relations sociales diffèrent, et que les sentiments de l’une influent sur l’autre, leurs ambitions sont similaires, Sahen est la maîtresse de Chaban, mais toutes deux ne sont que des avortons appartenant à Tachibana Ōjin, et elles ne pouvaient même pas penser au fait de se rebeller ou de prendre du recul sur la situation.

Finalement. Tu es peut-être plus utile que tu en as l’air. Je ne cherche qu’à rendre fier Père. Mais nous n’avons pas besoin d’être aussi cruelle avec les autres. Il n'est pas notre... Bref. Ne nous met pas en péril parce que tu essaies d’être humaine. Chaban devait tâter le terrain, sa volonté d’aider Nihon était sincère, elle l’appréciait même si la confiance devait encore s’obtenir. Le marchand était - par nature - détaché et ne pouvait ressentir de réelle empathie pour ses clients, à raison, pourtant Chaban avait toujours été privilégiée. Cependant, sa curiosité inexistante - en apparence - faisait qu’il ne la connaissait pas vraiment.

— Penses-tu qu’un corps puisse accueillir plusieurs âmes ?

Ou est-ce le témoignage triste d’un esprit détruit ? Chaban devait avoir son avis pour savoir ce qu’il en était : si elle restait Chaban, la gentille émissaire, ou si elle pouvait en révéler un peu plus. Elle se rend cependant compte de la tournure de la discussion et secoue son visage.

— Chaban divague, elle ne sait plus ce qu’elle dit… Son esprit est tourmenté. Enfin… Chaban ne doit pas t’importuner. Hihi ! Elle te trouvera des os… enfin, je… Chaban croit qu’elle peut dire je. Hihi ! Je sais où en trouver.

Presque par réflexe, l’émissaire referma son poing, son regard avait perdu les étoiles qui le composaient autrefois, peut-être un peu plus sérieux, même si sa voix mécanique continuait d’entretenir un mythe autour de sa figure. Son attention se tourna vers la marionette de bois qu'elle sculptait, à nouveau, une idée lui vient finalement clairement en tête.

— Est-ce que… tu voudrais bien m’apprendre ton art ? Je te montrerais le mien en échange.

Une idée traversa son esprit, secouant l’éthique artificielle que la créature s’était forgée pour se protéger des influences néfastes du monstre. Ses pupilles vermillion s’écarquillèrent, tournées vers Nihon alors que sa psyché est parasitée par l’idée implantée de marionnette vivante - une créature dont le seul but serait de mourir à la place de son utilisateurs, ou mieux, capable d’être un corps de secours. Chaban hoche son visage machinalement, le regard toujours rivé sur Nihon, se baladant le long du bras monstrueux qu’il possédait.

Chaban laisse un soupir s’extirper sous son masque - elle revient sur ses pensées antérieures, elle avait encore un service à demander à Nihon, tout aussi personnel.

— Nihon. Est-ce que tu peux me faire une tenue ?

Une joie débordante grignotait les profondeurs du Nurarihyon. Les rayons solaires chassaient les ténèbres de ses intestins, pour y faire régner un bonheur heureux. L’obsessionnel se perdit dans sa quête de richesse : le mercantilisme et ses aspirations nihilistes avaient eu vent de son esprit solaire. Chaban incarnait, malgré elle, le talon d’Achille de cette carapace viciée. Le commerçant lui-même ne pouvait expliquer pourquoi la candeur de cette femme masquée chassait les sombres nuages de son âme. L’ersatz d’un souvenir disparu ? La sensation d’être plus qu’il ne l’était ? Pour l’heure, il ne trouvait pas de réponse satisfaisante.

— Plusieurs âmes… C’est une question profonde… Pour être honnête, je n’aurais pas l’outrecuidance de te mentir. C’est une interrogation qui dépasse le domaine de ma compréhension. Toutefois, je t’invite à gagner Hakugaku ! L’École de Guerre dispose des esprits les plus affûtés du Continent… Ils auront une réponse à cette question… Mais sera-t-elle ta vérité ? J’ai tendance à ne croire qu’en ce que j’expérimente directement…

Une invitation à l’aventure. Le recul du gérant lui permettait de comprendre, indirectement, que cette réponse était importante pour son associée. Il n’envisageait pas de la blesser par des mots au mieux maladroits, au pire faux. Pour le réfugié, l’émissaire devait se trouver en chemin, comme Nihon se cherchait en rejoignant Tetsu. Elle devait trouver sa propre réponse, sa propre vérité, au terme d’une vie d’aventure loin des allers-retours imposés.

— C’est plaisant, après toutes ces rencontres, d’enfin entendre Chaban s’exprimer librement. Ne l’oublie jamais Chaban ! Certes tu es liée à ta Maîtresse par ton statut, mais tu n’en demeures pas moins unique. Tout aussi unique que moi ou ta Dame. Récupère ton indépendance, et vis tes propres aventures ! Ne quitte pas un Maître pour en rejoindre un autre.

La lèvre de l’artisan-marionnettiste s’anima pour dévoiler sa dentition dans un sourire béat. Il avait toujours rêvé d’atteindre ce stade où l’art dépassait l’artiste. En d’autres termes, comme de nombreux Hommes avant lui et après lui, le Nurarihyon rêvait de laisser une marque de son passage sur terre.

— Je cherchais justement une apprentie hahahaha ! Chaban… Je pense que nous devrions partir à l’aventure. Je m’étouffe dans la Forge du Monde et j’ai peur de devenir comme tous ces commerçants… Sans âme, ne courant que derrière l’argent… Je ne veux pas d’une vie où je me contente de vivre comme un parasite… Que dirais-tu de tout plaquer pour démarrer une nouvelle aventure ?

Face à cet élan d'honnêteté, le mercantiliste s’imposa un demi-tour : il en avait trop dit, beaucoup trop.

— Qu’est-ce que je viens de dire… Hahahaha oublie donc tout ça Chaban ! Une tenue… Une tenue, une tenue, une tenue… Mmmh… De quoi rêves-tu ? Je peux confectionner mille et un atours, mais cela n’aurait pas d’importance si c’est moi qui choisis pour toi. Cela dit, je pourrai toujours t’aider sur le choix des couleurs, des tissus, et tout ce qui suit.

Inutile d’être diplômé de l’École de Guerre ou d’être un adepte de la Kabbale pour cerner le mal-être rongeant la Farce. La crinière fauve s’était juré de ne jamais s’intéresser à la vie de ses clients, et ce serment s’étiolait à mesure qu’il passait du temps avec elle. Quel pire mal pour le cœur que la doctrine des stoïciens… En ne cherchant qu’à vivre de façon binaire, en argumentant entre ce qu’il pouvait maîtriser et ce qu’il ne pouvait pas, le Soleil passait à côté de sa propre vie.

Le cœur de la Kaguya se retrouvait embaumé d’une chaleur jamais ressentie auparavant. Chaban apportait du bon dans un esprit tourmenté, et Nihon contribue à rendre heureuse Chaban, une suite d'événements qui aboutissent en la réaction de Sahen, au fond de son esprit. Cette situation ne la gênait plus, peut-être devait-elle apprendre à cohabiter correctement entre deux personnalités contraires, faire un travail sur son esprit endoctrinés, sans pour autant en abandonner les ambitions, car malheureusement, les volontés de la Junte ne pourront jamais disparaître de l’esprit de le jeune femme.

Sahen comme Chaban avait besoin d’amis, de véritables. Son frère en était un, mais pas suffisant. Chaban se redresse, observant Nihon et lui souriant en retour sans qu’il ne puisse le voir.

— Si tu n’es pas mon Maître, tu es mon ami, Nihon. Enfin, sauf si tu ne veux pas.

Elle s’exprimait, librement, choisissant ses propres sentiments, ses propres relations. Personne ne pouvait l’empêcher de faire ce qu’elle voulait. Et la proposition de Nihon, bien que maladroite selon lui, lui fit ouvrir une nouvelle fois les yeux. Chaban se saisit du bras de Nihon, laissant sa dextre gantée glisser le long de la peau de l'architecte pour s'unir avec sa main, comme symbole puissant de sa dévotion envers ceux avec qui elle passe un contrat. Sa poigne est à la fois douce et ferme, digne d'une sincérité alors qu'elle le rassure, le conforte dans sa proposition.

— Je serais ravie de partager cette aventure avec toi, Nihon. Même si nous devons partir à l'autre bout du Continent, j’aimerais être à tes côtés. Hihi !

La jeune femme serre doucement la main de l’homme avant de s’en extraire, avec cette nouvelle proposition, Chaban revint sur l’idée d’en dévoiler un peu plus : Nihon n’avait pas l’air d’un homme à la solde de Hi, encore moins un adepte du marché noir - pour l’instant - alors peut-être que…

L'Émissaire décroche son masque avec délicatesse, le déposant non loin d'elle alors qu'elle semble vouloir révéler une partie de soi à son partenaire.  Finalement, elle n'avait pas l'air si jeune, mais ne semblait pas très âgée non plus. Touchant à peine le début de l'âge adulte, un visage gardant des traits de l'adolescence mais marqué par une vie bien trop mouvementée pour un si jeune âge. Chaban tourne son regard vers Nihon avec un léger sourire - car désormais il pouvait le voir. Machinalement, Chaban porte ses deux mains entre elles contre le bas de son visage, son regard se perd contre le sol, contre sa marionnette alors qu'elle ne sait pas si elle a fait là un bon choix.

Après quelques secondes de visage dévoilé, Chaban récupère le masque confectionné par Nihon et le rattache à son visage, comme perturbée par ce geste qu'elle venait de faire.

— Désolée.

Souffle-t-elle sans vraiment savoir pourquoi elle l'était. L'Émissaire se ressaisit, elle reprend son souffle et émet ses quelques souhaits à Nihon. Elle aussi, semblait avoir vite chassé de son esprit le fait qu'elle venait de se dévoiler à son ami, comme par fuite de la réalité.

— Puisque je compte repartir vers le sud, je me dis qu’une tenue plus adéquate aux températures agréables du désert et aux oasis serait… appropriée. Peut-être un châle pour remplacer mon chapeau, qui couvrirait une partie de mon visage  ? Et des tissus moins lourd… Je me dis que des broderies pourraient apporter un coté sophi...sophistiqué.

Chaban contemple sa tenue, les armatures de métal qui tiennent son buste à la façon d'un corset la gênait vraisemblablement. Le kimono épais était utile dans des terres froides du nord, mais à Tōji, là où elle vivait, il était sûr qu'autant de couche n'était pas nécéssaire. À défaut de retirer à nouveau son masque, Chaban ôte son chapeau et libère à nouveau sa chevelure synthétique brune, elle l'observe en passant ses doigts dedans, hésitante.

— Si nous partons ensemble, on pourrait essayer de s’assortir, qu’est-ce que tu en penses, Nihon ?

La forge du monde avait construit en elle de nouvelles ambitions, de nouvelles relation. Nihon portait bien son nom, là où Chaban, le portait difficilement : même si dans un sens, toute sa vie n'était qu'une Farce. Une magnifique pièce de théâtre, dont l'absurdité certaine du personnage principale - un corps pour deux personnalités contraire -, prenait du temps à être perçue par le public.

La Destinée réservait bien des surprises à ses Champions. Qui, un jour, se serait douté que le Nurarihyon quitterait sa carapace froide et distante ? À l’exception de ses géniteurs, personne n’aurait parié que l’artisan-marionnettiste s’émanciperait du capitalisme ambiant de Sekaitan. Le jeune commerçant se laissait bercer par ce sentiment étrange. Un savant mélange entre devoir et ambition. La situation échappait au maître des plans et il semblait ne pas s’en soucier.

Une seule cliente suffit à le détourner de sa quête pour le siège d’Ambassadeur de Tetsu ainsi que de membre du Consortium. Ce n’était que partie remise. Il n’existait pas de plan unique à suivre pour forger les prémices de son empire commercial. Pire encore, une règle immuable, presque issue du droit naturel, dictait que les mêmes actes entraînaient les mêmes conséquences. Ainsi, Nihon devait s’écarter des sentiers battus par ses pairs et forger sa propre Voie pour atteindre une finalité unique : l’unification du Continent.

— Bahahahaha, voyons Chaban ! Qui ne voudrait pas être ami avec toi ? Nous sommes amis, associés et partenaires.

Dans de rares moments, l’on rencontrait cette personne. Un être capable de remodeler notre perception du monde, qui nous permettait de façonner un nouvel horizon d’aspirations. À bien des égards, la robotique Farce incarnait ce type de personnage. À l’instar d’une réaction chimique naturelle, les personnalités atypiques de l’émissaire et du gérant produisirent un changement majeur dans sa façon de percevoir le Monde. Un retour aux racines...

À défaut de le refouler, la marionnette des embruns le suivit dans sa folie. Il ne s’agissait, ni plus, ni moins que de ça. Qui accepterait de tout quitter, d’abandonner femme, frère, sœur, pour gagner un nouveau pays et y fonder une nouvelle vie ? Qui accepterait de fonder un Bakufu et de concurrencer directement les superpuissances, dans le seul et unique but d’unifier le Continent ? Assurément des hommes et des femmes séniles.

— Je… Je ne m'attendais pas à… Cette réaction de ta part ? Allons conquérir le Désert et devenir les propres maîtres de notre Destinée !

Un claquement de doigt retentit, bingo.

— C’est une chouette idée ! Je pensais à une tunique dans un tissu violet tyrien pour ma part, avec un chèche de la même couleur. Si je ne dis pas de bêtise, les populations occidentales associent ça au pouvoir et à la richesse. Je peux te faire une tunique dans ce tissu aussi, ça nous permettra de sortir de la masse et d’attirer plus facilement les marchands du coin. Ces tenues étant complexe à produire, je te ferai livrer ta part lorsqu'elle sera aboutie !

La peine gagna l’estomac du gérant de N.G.K. Bien qu’il ne connaissait pas son histoire, et qu’il existait une infinité de causes pouvant donner lieu à un tel comportement, il ne faisait aucun doute que Chaban ne se vit jamais offrir la liberté. Le Soleil eut une histoire complètement antinomique : il fut lâché seul dans la nature et dû survivre par ses propres moyens. À l’instar des agissements d'une lointaine cousine, il comptait briser les chaînes de sa camarade.

— Chaban… Tu n’as plus à te murer derrière cette peau en bois. Scellons notre association ! Savais-tu que, chez les Nurarihyon, il est coutume de briser son masque, une fois qu’un enfant atteint l’âge adulte ? Que dirais-tu de briser le tien ?

Quel horrible mensonge ! Il n’existait pas de « chez les Nurarihyon ». Lui seul portait ce patronyme. Cette vérité dérangeante revêtait peu d’importance. La manœuvre dolosive était nécessaire pour arriver à cet objectif, celui consistant à briser les fers physiques, comme éthérés, limitant l’épanouissement de Chaban. Au diable cette Maîtresse et son contrôle sur son associée. Ils lui livreraient mille et une batailles !

— En parlant de rite ! Il est également coutume, chez les Nurarihyon, de choisir son propre prénom. Cela se produit lorsque les enfants atteignent l’âge adulte, afin de s’émanciper de leurs pères et mères… C’est une façon de marquer le départ d’une nouvelle vie ! Qui voudrais-tu être ?

Chaban ne serait jamais vraiment libre si elle restait sous ce giron d’habitudes toxiques. De façon maladroite, peut-être trop directe, Nihon souhaitait choquer les fondations du carcan qui emprisonnaient la Farce. Le projet n’ayant jamais consisté à remplacer un maître par un second, la crinière fauve resta muette : il ne proposa pas de nouveau prénom. Tout devait venir d’elle. Elle était l’héroïne de sa propre histoire, après tout.

— J’ai encore quelques affaires à régler ici, notamment trouver des financements pour notre future installation. Penses-tu pouvoir t’y rendre pour trouver un emplacement idéal ? Je t’enverrai une lettre lorsque je quitterai le Fer pour gagner la Céramique !

Les deux faces d’une même pièce, si l’on omet la personne qui a elle-même frappée cette pièce, et celle qui l’a utilisée. Quelle soit Sahen, Chaban ou Reimu, changer de nom ne changera jamais la nature d’une personne, d’autant plus elle, qui au sein même de son esprit est enfermé une ambition dont elle ne pourra jamais se défaire. Mais, sans en être consciente, elle vivait en étant persuadé que cet objectif est le bon, Sahen l'accomplissait par la violence, Chaban était encore trop innocente pour cela, et voulait apporter ce côté bon de la personne qu’elle était.

— Va pour cette couleur !

La jeune femme avait affiché un air joyeux lorsque le jeune homme avait poursuivit son ambition, et accepté sa présence à ses cotés, comme première associée, comme amie. Mais aborder le sujet de son visage la fit songer, elle passa ses mains derrière sa nuque pour décrocher de nouveau le ruban qui tenait le masque que lui avait confectionnée Nihon. Elle le plaça entre ses mains, les yeux rivés vers ce dernier tandis qu’elle laissait son visage, découvert.

— Étant donné que… c’est toi qui me l’a fait. Je ne suis pas sûre de vouloir le briser, cependant…

Elle noua le masque à sa ceinture, comme pour montrer qu’il n’avait plus sa place sur son visage. La femme montre un intérêt lorsqu'il parle des rites de son clan. Elle avait accomplit les rites du sien, sans pour autant le mentionner : car il n'y avait rien d'honorable sur le Continent à tyranniser ses adelphes.

Chaban adresse un sourire sincère à son ami, mais son for intérieur le sait : s'émanciper de sa maîtresse sera compliqué, impossible, elles ne peuvent que fusionner, mais jamais Chaban ne sera une réelle personne, elle devra vivre à travers Sahen, quitte à faire d'elle une meilleure personne. Cependant, elle accepte de quitter ce nom, digne d’une farce. Ses pupilles se plongent dans celle du Nurarihyon, ses paupières se plissent légèrement, le visage de Chaban est expressif, contrairement au masque qu’elle portait durant toutes ces rencontres.

— Je pensais à Yoake. Pour aller avec ton nom. Nous sommes tous les deux à l’origine de la naissance de notre projet commun : l’aube, et là où naît le soleil.

Et voici le quatrième nom. Plutôt le deuxième, Reimu et Chaban disparaissent pour donner naissance aux deux entités : Sahen, l’âme-damnée de l’Eau et Yoake, dame du Désert. Chaban, ou plutôt Yoake, car tel est son nom désormais, pour Nihon du moins, noue sa chevelure artificielle avec un ruban tiré de sa tenue, elle garde les yeux rivés sur son amis, cherchant à faire en sorte qu’il s'habitue à son visage, même s’il est étrangement similaire à celui de quelqu’un d’autre : mais Nihon n’est pas un adepte du bingo-book n’est-ce pas ?

— Bien sûr. Je pense pouvoir inspecter le terrain. J’ai hâte de t’y retrouver Nihon.

Un fin sourire sur les lèvres et un sourire sincère, Yoake se relève et fait face à son ami. Bien sûr, de nombreuses choses restaient encore floues sur qui elle était, peut-être que son âme de commerçant ne voulait pas savoir, mais en un sens, la Kaguya savait qu'ils avaient du temps pour pouvoir en savoir plus : viendra un jour où elle sera obligée de se justifier d'une certaine façon. Bien que, rien n'enlève sa sincérité, son regard témoignait d'une certaine gratitude, même s'il laissait paraître un coté vide qu'elle ne pouvait chasser. La femme se saisit à nouveau de la main de son ami, comme pour sceller une nouvelle fois cette accord, et lui adressa, comme dernières paroles avant le désert :

— Merci pour tout Nihon. Je suis heureuse de ne plus avoir à masquer qui je suis.