Année cent-quarante-neuf.

Il était midi pile sur le port. La brume épaisse donnait au marécage une atmosphère sinistre, pesante. Les vagues libéraient des effluves sanguines et salines, portant les cris stridents de mouettes se disputant pour un poisson mort échoué. Les derniers jours n’avaient pas été de tout repos pour le capitaine. D’abord, son équipage tout entier succomba sous l’attaque d’une créature marine titanesque, puis ce fut au tour de son navire. Le Brave-Tempête, qu’il avait mené sur les flots, par-delà les mers, bravant vents et tempêtes, avait été coulé. Une douleur peut-être plus forte que celle de la perte de ses hommes. C’était sur ce tas de bois qu’il avait construit sa carrière, et avec lui elle avait coulé.

À nouveau, il avait été mis à pied. Ou plutôt mis à terre, puisqu’au-delà de toute interdiction, sa punition résidait en son incapacité à prendre la mer. La vie terrestre ne lui plaisait pas, c’était un homme de la mer. Rien ici n’aurait pu épancher sa soif de liberté comme la navigation marine le faisait. La nature terrestre n’était rien face à l’immensité du rivage. Et pourtant, il risquait de se retrouver en prison. Bien que son jugement n’ait pas encore été prononcé, il savait qu’il allait devoir répondre de ses actes. En attendant, il était encore libre. Partiellement, tout du moins, puisque ses faits et gestes étaient épiés en permanence par de discrets miroirs de glace. Il semblait donc naturellement agacé.

— Tu parles d’un expert… Même pas foutu d’arriver à l’heure.
Soupira-t-il en allumant la cigarette qu’il porta à sa bouche.

Se redressant, il marcha quelques pas sur la jetée pour enfin arriver devant la bête. L’épave de son navire avait été repêchée à bien des lieues de là, au large de contrées obscures. Il demanda au lamineur de débâcher la carcasse de son embarcation. La coque était en piteux état, jonchée de trous de taille diverse et irrégulière. Sous ses yeux, le champ de bataille se dressait à nouveau. Ses souvenirs refirent surface alors qu’il se remémorait l’affrontement cauchemardesque.

Le mât avait lâché dès le premier assaut, faisant tomber le gabier dans la gueule du monstre. Le chanceux était mort sans avoir eu le temps de comprendre ce qu’il se passait. Ensuite, le pont avait été fissuré en son centre, séparant presque la structure en deux. Le capitaine se rappela des armes monstrueuses de son adversaire : de gigantesques tentacules battant comme des percussions.

Évidemment, aucune preuve de l’existence de la créature n’était revenue avec le navire.

Contexte: