À l’aube de la discussion cruciale avec le Despote de l’Eau, Uhen hésitait. Tant de choses l’avaient bousculé, ces derniers temps, et l’enfant de l’os ne pouvait pas compter sur son âge pour appuyer sa maturité. Dos au mur, l’esprit ceint de maints doutes, seule une voix caverneuse répondait à toutes ses questions. Et pour cause, jamais Le Vestige ne l’avait quitté depuis leur rencontre. Il était celui qui l’avait guidé en dehors de la Nécropole Stygienne, et ailleurs ; celui qui lui avait offert une chance de survie au travers des épreuves de la Brume Sanglante ; celui qui lui avait apporté un autre prisme de lecture, pour prendre du recul sur les dogmes totalitaires d’Ojin, dans ses projets d'enfant-soldat. Finalement, il était un berger, un sauveur, un précepteur ; une entité exceptionnelle ayant forgé la réalité de ???, jusqu’alors contraint à l’inexistence.

— As-tu peur de la mort, Chihiro ?

Les yeux plongés dans les étoiles scintillantes de la voûte nocturne, le dos allongé sur un parterre d’herbes confortable, le Mizujin reporta soudain son attention sur le fantôme aux mille et une vies assis près de lui.

— Non, bien sûr que non. Je n’ai jamais existé !
— Parfaitement.

Uhen avait bien appris sa leçon. Il savait ce qu’il était, puis ce qu’il était devenu. Ça n’était pas lui. C’était eux. Jour après jour, rêve après rêve, le Vestige avait insufflé son subconscient d’idées implacables pour remodeler son raisonnement. Un travail de longue haleine ayant fait du balafré le parfait hôte.

— Serais-tu prêt à me laisser la place ?
— Eh bien… je suppose que tu reprends déjà le contrôle quand les choses vont mal, alors… Que veux-tu dire par « te laisser la place » ?
— Indéfiniment.
— Ah…

Un blanc occupa les pensées du balafré. Ses neurones s’embourbèrent dans la surprise.

— Je ne sais pas. Ça me fait un peu bizarre… Et ma soeur, alors ?
— As-tu d’autres amis ? D’autres proches ? D’autres personnes qui te pleureraient, à part Sahen ? Le monde te voit comme un pion, ou un fou ; une pièce sacrifiable sans âme. Tu seras amené à affronter des personnalités violentes, forgeant leur destinée à coup de malveillance et de force brute. Jusqu’où ta « chance » te conduira ?
— J’ai Issei !
— Ce gamin tout aussi perdu que toi ? Vous faites, en effet, la paire.
— Et puis… j’ai Kiribukai, aussi.
— Ton alter ego. Celui qui, de manière innée, te doit la servitude.
— Pourquoi tu dis toutes ces choses… ?

Le Vestige croisa ses bras, et affala son poids sur l’arbre qui le soutenait. Son absence de sourire contrastait avec la bouille naturelle de son hôte, qui pour une fois partageait son humeur sobre. Le Roi des Spectres se souciait véritablement de son compagnon de voyage. Il s’était attaché à sa naïveté, et à sa chaleur humaine. Pourtant, depuis le début, il était question d’un jour séparer leurs deux chemins.

— Tu ne le vois pas, mais je reprends de plus en plus le contrôle, Chihiro. Tu n’as aucune résistance la nuit, alors qu’il m’était impossible, aux premières lueurs de notre partenariat, de te souffler la moindre suggestion. Plus le temps avance, plus ton corps est mien. C’est la séquelle intrinsèque de ma possession.
— Tout ça… tu le savais ?
— Bien sûr. Tu n’es pas mon premier vaisseau.
— Est-ce que ça veut dire… que je suis en train de mourir ?
— Une mort particulière. L’oubli. Le silence. L’impuissance. Un jour, tu te réveilleras dans le corps d’un autre ; et verras au travers de ses yeux, d’un voyeurisme étrange. Tu deviendras le fantôme de ta propre personne.
— Comment on peut arrêter ça ?
— Je ne vois qu’une seule solution. Aller là où tout a commencé : auprès de la Source de la Nécropole Stygienne. Là, tu pourras trouver réponse à tous tes maux.
— Ou alors, ça me condamnera à jamais…
— Je prendrais soin de nous. Je prendrais soin de Sahen, d’Issei, de Kiribukai, de La Vague. Pour cela, tu as ma parole. Tu pourras assister à notre grandiose destinée, et au salut du monde. Ton sourire réchauffera notre âme aux moments les plus bas, et sublimera tous nos exploits. Car tu es l’ancre qui m’a le plus rapproché de l’Humanité. La personne que je devais rencontrer. L’enfant qui m’a rappelé tant de souvenirs. Je t’apprécie sincèrement, ???. J'aimerais créer un monde où tu aurais pu t'y prélasser sans contrainte. Mais le Yuukan n'est pas encore prêt. Ce n'est pas pour cette génération, ni la prochaine. Dans une myriade de vies, tu pourras poser les yeux sur les fruits de notre combat ; et alors, nous trouverons un moyen de te faire revenir, comme tous les esprits errants des cavernes de l'Eau. Leur long sommeil n'attend qu'une échéance : celle d'un monde en paix pouvant les accueillir. Après des éons époussetés, il arrivera une réalité qui vous apportera le Paradis.