" L'argent ne fait pas l'bonheur, pourtant frère j'dors mal. Eh Junkie, il manque des lacets à tes air Jordan ! " J'étais là, à répéter en boucle cette chanson qui tournait dans ma tête comme une obsession. Putain, ce son, c'était vraiment mon préféré, tu vois. Ça me rappelait à quel point l'argent pouvait rendre un mec heureux. Mais bon, faut pas croire tout ce qu'on entend, surtout ce que disent les moines de Garan no Kuni. Aujourd'hui, j'ai fait un truc un peu hors de ma zone de confort, mais bon, comme on dit : "Les bons comptes font les bons amis", pas vrai ? J'ai accepté un paiement un peu différent de d'habitude. Parce que, faut l'avouer, rien ne vaut le papier. T'es d'accord avec moi, hein ?

Y avait ce vieux bonhomme,  à qui j'avais vendu une veste exclusive à un bon prix. Mais il m'a fait attendre un bail pour payer. Alors, j'ai dû y aller moi-même pour lui rappeler de sortir le bif. Normalement, c'est Kyoken qui s'en charge, mais là, j'ai voulu m'en occuper perso, pour lui mettre encore plus la pression, tu piges ? Et là, ce malade me sort une carte des souterrains de la cité. Au début, je me suis dit : "Il me prend pour un con, ce gars ?" Mais après, j'ai commencé à trouver ça intéressant.

« Rah ouuuaaais, t'es une galère enfaite... Bon, j'vais mettre un contrat sur ta tête. Si cette carte ne me sert à rien, ta tête tombera d'ici une semaine. »

Sans lui laisser le temps de répliquer, je me suis tiré. Il n'allait pas aller bien loin de toute façon, je le retrouverais facilement le pauvre type. De retour au bercail, seul Kyoken étai dans la pièce. Kasumi et Kazu étaient absents ? Tant pis, c'était donc lui qui allait avoir l'info en premier et qui aurait l'occasion de venir explorer les souterrains avec moi.

« Yooo mec, téma ce que j'ai dégoté. » — balançant la carte des souterrains sur la table, je continue — « Ce vieux bonhomme me l'a filée après un petit arrangement. On dirait que ça pourrait être intéressant là-dessous, t'as capté ? T'es chaud ? »

Alors qu’il se remettait de sa blessure, ou plus exactement de sa mutilation, Tenma commençait à tourner en rond. Les premiers jours, il avait souffert bien plus qu’il ne l’aurait cru. Après tout le membre avait disparu, où pouvait-il avoir mal ? Cependant, ce n’était une blessure classique. Elle avait été causée par un trop plein d’énergie. Son corps n’avait pas supporté la puissance qui l’avait parcourue pendant un court instant, et son bras droit en avait payé le prix. Pourtant, cela ne l’avait pas empêché de réessayer. Il voulait à nouveau contacter Dayion pour le confronter en face à face. Sauf qu’il n’avait aucune idée de comment s’y prendre. Après plusieurs tentatives infructueuses, le collectionneur de cœurs avait compris qu’il ne le verrait plus aux Bambous Envoutés. Il devait trouver un autre moyen de le contacter.
Pour cela, le Fujimi avait pensé aux Calices. Des anciens lieux sur lesquels il avait entendu plusieurs rumeurs dont un lien particulier avec des créatures de Chakra. En fait, c’était la seule piste qu’il avait sur le membre du Panthéon.

Sans perdre espoir, Tenma s’était renseigné à Ame et avait remonté une piste jusqu’à un vieil homme. Celui-ci posséderait une carte qui indiquerait l’entrée d’un Calice au sein même d’Ame. C’était pratiquement un signe de la Providence. Quoi de mieux qu’un donjon dans le pays où était établi le Bijuu ? Sans perdre de temps, il parcouru les ruelles de la ville jusqu’à tomber sur l’individu qu’il recherchait.

— Comment ça, tu l’as vendue ? On m’a dit que tu lèguerais la carte au plus offrant, et je n’ai pas eu ma chance. À qui l’as-tu donnée ?

Ce n’était pas dans ses habitudes d’utiliser ainsi la violence mais pour ponctuer la fin de sa phrase, il attrapa le vieillard par le col. Celui-ci indiqua alors une direction, et pointa précisément une personne. Avec sa stature, il sera facile à suivre dans la foule.
Le manipulateur de fils noirs lâcha le marchand, et se mit sans attendre à la poursuite de l’homme qui venait de récupérer le parchemin. Malgré ses grandes enjambées, il ne parvint pas à le rattraper avant que l’inconnu ne disparaisse dans un bâtiment. Il venait de rentrer certainement chez lui, ou dans une planque (ce qui n’était pas rare à Ame). Comme il ne savait rien de la situation à l’intérieur, Tenma préféra éviter de débouler sans prévenir à l’intérieur. Il se contenta de frapper sur la porte du poing gauche, et haussa le ton.

— J’aimerais vous proposer d’acheter la carte que vous venez d’acquérir auprès du vieillard, ou d’en partager les frais avec vous. Cela ne sera que bénéfique pour vous et moi.

Avec son flegme habituel, le Fujimi préféra éviter de se présenter et alla droit au but. Il valait mieux attirer directement l’attention de l’homme que de risquer qu’il s’en aille par une porte dérobée. Ou qu’il fasse simplement comme s’il n’était pas là. La curiosité était généralement un très bon moteur, et il en savait un rayon dessus.

L’aurore embrase la toile de ténèbres et d’obscurité. L’Elysée peine à émerger de sa précédente soirée où liquides, bonbons et humains se sont échangés comme des petits pains. Les petites mains du Clan Shinnin, mais aussi les pontes de cet empire naissant, sont enchaînés par le sommeil. Je ne tarde pas à émerger des entrailles de ce Donjon des Plaisirs. Mes deux perles grises se fraient un chemin dans l’antre de la perdition, puis mes dextres saisissent les quelques consommateurs de femmes et de drogues qui n’ont pas encore rejoint leur foyer. La maison des plaisirs de Kazu-zu n’est pas une auberge. L’on y vient pour dépenser, non pas pour dormir.

D’autant plus qu’aujourd’hui est un jour spécial pour moi. J’ai réservé le rez-de-chaussée de l’établissement Shinnin pour accueillir un rituel Yakuza : l’Irezumi. Cette cérémonie consiste à tatouer le corps d’un voyoucrate pour le lier, dans le sang, la chair et l’encre, à la Cité Noire et ses tentacules mafieuses. Nous sommes des voyous, mais pas des bêtes sauvages - sauf pour Ka(t)sumi, à la rigueur, qui tend plus vers l’animal que l’humain. Nous respectons un code de l’honneur et du respect qui est antérieur à l’éveil du Chakra par tous les peuples. Le Devoir envers les trois parties est notre étoile polaire, mais il ne s’agit pas du seul rituel.

Les voyoucrates respectent leur Oyabun comme un père et lui doivent une soumission totale. Une interdépendance encore plus poussée que la féodalisation, où vassaux prêtent allégeance au suzerain. Tout Yakuza qui déçoit son Oyabun doit pratiquer le Yubitsume, l’auto-ablation de son auriculaire. Ce symbole de pénitence est la quintessence de notre code d’honneur. N’en déplaise au pays de l’Harmonie, nous poursuivons la Liberté, et non pas une chimère factice comme la paix par la diplomatie et la faiblesse. Nous sommes l’Ordre, ils sont le Chaos.

La porte de l’Elysée s’ouvre. L’artisan tatoueur effectue une légère révérence, et rejoint ma table. Il souhaite déposer son sac sur la table devant moi, emplie de bouteilles vides et de traces de poudre. D’un mouvement de l’avant-bras, je chasse les ordures sur le sol - les filles de Kazu-zu se chargeront de nettoyer. Sans attendre, mes épaules chassent le haori, puis ma prothèse tire les pans de mon kimono, de sorte à dénuder mon bras valide.

L’artiste utilise l’épiderme de mon membre supérieur comme une toile. J’ai opté pour un Nagasode, un tatouage qui part depuis le dos de ma main, remonte l’intégralité de mon bras, couvre mon deltoïde puis finalise sa course sur mon pectoral. Le visage d’un samouraï, orné d’un Kabuto et masqué derrière un menpō d’Oni est gravé sur le dos de ma main. Mon avant-bras agrège la danse de deux carpes koï, répliquant la course du Yin et du Yang, symbole du Clan Shinnin. Enfin, les poissons se transforment en un titanesque dragon oriental qui entoure tout mon bras, et dont la tête s'incruste sur mon grand pectoral.

La porte de l’Elysée s’ouvre une deuxième fois. L’artisan tatoueur, après avoir effectué les tracés à main levée, se lance dans la coloration de son chef d'œuvre. Vieux Père, qui a sûrement passé la soirée à butiner de fleurs en fleurs, me rejoint et balance une carte. Ma dextre mécanique saisit le parchemin, sans perturber le travail du maître de l’encre cérémonielle.

« Vas-y. Ta carte indique qu’il faut trouver une bouche d’égout au niveau du quartier des affaires. Commençons là-bas. »

Pour la troisième fois - ça commence à me rendre fou - la porte de l’Elysée s’ouvre et éjecte une énième personne. Je ne reconnais pas la personne. Au début, les couettes m’ont eu : je pensais qu’il s’agissait de l’une des nombreuses conquêtes du Vieux Père qui voulait encore sa dose. Non, il s’agit bien d’un homme aux goûts atypiques. Mon regard croise celui de mon petit frère, un sourire anime ma lippe.

« Cette carte ? Inutile de partager les frais, voyons. On peut s’arranger entre nous. Un échange de bons procédés. Un service contre un autre, tu vois ? On te permet de venir avec nous, et derrière tu fais un petit boulot pour nous. T’en dis quoi, l’artiste ? »

Je commence à bien prendre exemple sur l’escroc du Clan Shinnin. Certes, ce n’est pas encore parfait ; je n’ai pas le phrasé mélodieux du Vieux Père, ni son expérience décennale. Je suis encore trop brute, pas assez subtile, mais je me perfectionne de jours en jours. Attention Kagaya, je suis sur tes côtes.

« Rah ouais, t'as le flair heiiin. Vas-y let's go. »

Lourd. Le p'tit frère était opérationnel et semblait connaître le point de départ. En même temps, ce rat d'égout kiffait traîner dans les ruelles d'Ame, ramassant les salaires et tout un tas de choses. En somme, je me disais que forcément, avec Chien-fou et son flair de canidé, ça allait aller deux fois plus vite. Plus vite on s'y mettait, plus vite on revenait des bas-fonds qui, pour être franc, ne m'enchantait pas trop, mais comme on dit, parfois il faut savoir sortir de sa zone de confort.

Alors que nous sommes sur le point de mettre les voiles, une personne inconnue entre dans le Q.G familial. Proposant dans un premier temps de racheter la carte que j'avais obtenue du vieillard. STOP ! Déjà là, il vient de devenir suspect. Il m'a suivi jusqu'ici et en plus, il mettait le nez dans mes affaires. Savait-il à qui il avait affaire ? Je ne pense pas. Même si Kyo semblait vouloir négocier avec lui, moi je ne voyais pas cela de la même manière. Me propulsant vers cet homme, je collais mon avant-bras à sa gorge jusqu'à le plaquer contre un mur.

« Ouais, mais nan. Y'a pas de négociations qui tiennent ici. T'es qui toi ? Tu sors d'où ? Tu m'as suivi heiiin...  »

Un instant, je me demandais réellement ce que j'allais faire de lui. La pression commençait à monter, mais le calme se lisait sur mon faciès - position de chef oblige, tu connais : comportement. - Mains dans la poche, autre avant-bras sous la gorge, je ne lui laisserais que quelques minutes pour répondre, avant de demander à Chien-fou de lui dévisser la tête.

La tension électrisait l'atmosphère. Mon regard était fixé sur celui de cet intrus, cherchant la moindre lueur de peur ou de défaillance. Mais rien, il gardait son calme, presque trop calme. Ça ne pouvait être que le signe d'un type aguerri, quelqu'un qui avait déjà été dans des situations comme celle-ci.

« Alors, tu vas m'expliquer qui tu es et pourquoi tu te permets de fouiner dans mes affaires ?»

Ma voix était calme, mais empreinte d'une autorité indéniable. Je n'attendais pas de réponse immédiate, mais je lui laissais bien entendu un court délai pour choisir ses mots avec soin.

Après qu’il eut frappé, Tenma ne dû pas attendre très longtemps avant que la porte ne s’ouvre. Il fut alors surpris de voir qu’il n’y avait pas une, mais deux personnes qui l’attendait dans la pièce. Pendant un instant il considéra d’abandonner cette piste, l’infériorité numérique n’était que rarement un avantage, mais les paroles de l’inconnu le convainquent de rester un peu plus longtemps. Tant qu’ils discutaient, le collectionneur de cœurs n’avait rien à craindre en principe.

En fait, ce fut la tournure des évènements qui capta son attention. Le premier des deux hommes à prendre la parole sembla prêt à échanger des informations avec lui, bien que son arrangement parût suspect. Les termes étaient trop vagues, et ouvraient trop de possibilités. En d’autres termes, l’interlocuteur du Fujimi pouvait décider de ce qu’il voulait en échange des informations contenue sur la carte. Bref, une tentative de le coincer…
Puis ce fut l’homme qu’il avait filé qui prit la parole. Enfin, il passa à l’action et tout se déroula en deux secondes. Dans un mouvement rapide et précis, il se propulsa en avant pour le plaquer contre le mur et enroula son bras autour du cou. Prêt à lui briser la nuque si les réponses ne lui convenaient pas. Quant à Tenma, il avait sorti son saï caché dans sa manche gauche et le brandissait au niveau du cou de son adversaire. Toutefois, son but n’était pas de le menacer mais de créer un statut quo. Ce sera le plus rapide qui l’emportera. Sans perdre son calme, et sans se départir de son air détaché, le manipulateur de fils noirs observa rapidement l’homme collé à lui avant de répondre.

— Un invité, et un client potentiel, donc ce serait bien si la tension pouvait diminuer d’un cran. Et ce n’est pas toi qui m’intéresses, mais la carte que tu viens d’acquérir.

Il aurait bien ajouté quelques mots supplémentaires, mais il jugea que ça n’aurait fait qu’ajouter de l’huile sur le feu. Les deux hommes semblaient assez jeunes, et pourtant l’Éveillé sentit immédiatement leur potentiel. S’ils étaient mieux canalisés, et qu’ils ne se tiraient pas dans les pattes, ils pourraient faire de bons combattants.

— Ton pote avait l’air d’accord de partager pourtant… En tout cas, je suis pour l’échange de bons procédés. Tant qu’on y met des limites…

Son regard passa rapidement d’un complice à l’autre. Il ne voulait certainement les perdre de vue, et ainsi leur permettre de préparer un coup en douce. La rapide altercation lui faisait penser qu’il pourrait gérer les deux individus sans trop de soucis, du moins pour s’échapper. Cependant, s’il les sous-estimait c’est à ce moment-là qu’il mettrait un premier pied dans la tombe. Beaucoup avaient commis une erreur pareil dans le passé, et très peu étaient encore là pour en parler.

Vieux Père, je ne te reconnais plus. Où est passé Shinnin H. Kagaya, le maître des comptes, l’as des combines, le maestro des carrousels ? Mon petit frère s’est hissé au sommet du Clan pour ses compétences commerciales et managériales ; son sens des affaires, sa faculté à toujours être pertinent, le bon mot, la bonne phrase, et son putain de flair. J’ai toujours eu l’impression qu’il lisait entre les rameaux du destin, une sorte de sixième sens qui lui permettait de voir dans le futur. Lorsque je le vois s’exciter comme un pitbull devant une gamelle vide, mon esprit n’ose pas l’admettre.

Je ne peux pas croire que c’est moi le Chien-Fou, alors que c’est lui qui bondit sur une éventuelle petite main à recruter. Vieux Père, malgré ses frasques quotidiennes, a toujours pensé à l’expansion de notre empire. Il ne cesse de me répéter que le facteur humain est la clé pour crocheter toutes les serrures. Lorsque l’on est seul, on se confronte au monde. Lorsque que l’on sait bien s’entourer, on a accès aux petites infos exclusives, aux marchandises tombées du camion et à tous les autres délices qu’offre la vie. Je pensais réellement qu’il ferait preuve d’un peu plus de contrôle de soi, qu’il se servirait de mes propos pour les embellir ; donner un peu plus de panache qu’il sait si bien faire.

Mes bronches libèrent un long soupir de déception. C’est donc ça les ravages des drogues - douces comme dures. Je pense que Vieux Père s’est perdu, que sa conscience est charriée par les plaisirs de la gente féminine, que son esprit est marqué par l’ivresse que procure l’argent. Nous ne sommes qu’au début, et pourtant j’ai l’impression qu’il va me claquer entre les doigts, tôt ou tard. Son passé d’enfant-cobaye-handicapé-brûlé explique, en partie, les spectres qui le hantent aujourd’hui. En d’autres circonstances, si l’on n’était qu’entre nous, avec Kazu-zu et Ka(t)sumi, il aurait eu droit à sa remarque cinglante pour lui rappeler sa place, celle de scribe, de chef, de comptable, d’avocat, de grand manitou qui gère le Clan et pense au futur de notre syndicat.

Là, je ne peux pas intervenir. Du moins, pas comme je l'aurais souhaité. Vous en voyez souvent vous des barons du crime qui sautent sur le premier client venu alors qu’ils peuvent tout simplement demander à leur chien de garde de faire le sale travail ? Non. Cela ne se fait jamais. La rue attend une certaine crédibilité de ses héros. Les chefs palpent l’oseille, les autres matraquent des corps. Un léger rictus anime ma lippe. Tout à changer depuis notre installation à la Cité Noire. Auparavant j’errais de primes de primes, aujourd’hui je commence à avoir le recul nécessaire pour comprendre la société parallèle dans laquelle les Yakuza évoluent.

L’artisan tatoueur se courbe vers l’avant et prend la poudre d’escampette. J’inspecte mon bras, tourne mon poignet et triture ma peau pour déceler le moindre détail. De son côté, mon épiderme boit de l'encre colorée et affiche une mine nouvelle. Je sens que mon membre supérieur est ankylosé, endolori par le travail minutieux du cérémonial. Mouvement d’épaule, les pans de mon kimono gagnent à nouveau mon torse. Je récupère d’une main mon haori, de l’autre Kubikiribocho - mon daishō.

« Nom, prénom, âge, taille, poids. »

Pas après pas, je m’approche des deux excités.

« Expertise ? Cambriolage ? Braquage ? Vol ? Escroquerie ? Montages frauduleux ? »

Mon regard se plonge dans celui du visiteur, qui oscille entre mon petit frère et moi.

« T’embarques avec nous, et derrière tu nous dois deux services. Moi, pour la carte, lui, pour l’avoir suivi. »

Pas de poignée de main, pas de serment. Le microcosme de l’Abondance repose - étrangement - sur la confiance. Dans les contreforts de la Cité du Crime, on lie les bœufs par les cornes, et les hommes par les paroles. Perdre la face à mentir pour se sortir d’une situation périlleuse finit toujours par se savoir. Le cas échéant, le vandale se « mange la foudre » - une jolie expression, n’est-ce pas ? Elle est de mon cru. Les hommes pas ou peu fiables n’ont pas leur place dans ce monde du devoir et de la loyauté.

Ce postulat est paradoxal, surtout lorsque l’on sait que tous les voyoucrates sont à couteaux tirés, toujours prêts à supplanter un Clan pour imposer le sien. Je pense qu’il faut mettre ça sur le compte de l’apparence, notamment des besoins essentiels pour maintenir un business sain. Bref. Ma prothèse saisit la clanche, puis ouvre la porte, avant que mon corps ne quitte l’Elysée. J’ai un os - une carte et un trésor - à déterrer. Moi, je vais me rendre au quartier des affaires. Eux, s’ils préfèrent se chamailler… Que les petits chatons se chamaillent.

Alors qu’une grande partie de son attention était portée sur l’homme qui le menaçait directement, Tenma entendit le second soupirer longuement. Il le comprenait parfaitement. Si le Fujimi avait réagi de cette façon, c’était principalement pour conserver les apparences. Paraitre faible signifiait bien souvent le devenir. Toutefois, il se serait bien passé d’une altercation inutile et il aurait préféré ne pas être menacé de la sorte. Heureusement qu’il ne prenait pas tous ses désirs pour des réalités, sinon cela ferait bien longtemps que le dernier de ses cœurs aurait été transpercé. Il soupira également avant de donner quelques réponses…

— On m’appelle Shiten, et si je te donnais mon âge tu ne me croirais pas.

L’un des nombreux avantages du Jiongu. Certes c’était relativement barbare d’arracher un cœur battant de la poitrine d’une personne encore vivante, mais cela rallongeait largement l’espérance de vie des membres du clan. En fait, cela ralentissait de façon significative leur métabolisme et leur vieillissement. Le Solstice était donc bien plus âgé que le laissait penser son apparence de jeune adulte, et cela avait joué en sa faveur bien plus d’une fois. D’un ton toujours neutre, il reprit la parole en éludant les questions sur sa taille et son poids.

— Mon domaine d’expertise ? En plus des affrontements, je dirais que je suis assez bon pour rapiécer les gens. Par contre, je ne te dois qu’un service pour la carte. Lui rien du tout.

Tenma plongea à son tour son regard dans celui de l’homme qui venait de parler. C’était lui le plus dangereux des deux.

— Primo, j’ai suivi un bout de papier. Je n’ai rien à faire de celui qui le transportait. Secundo, ce n’est pas de ma faute s’il s’est laissé suivre aussi facilement. Je ne vais pas payer pour ses erreurs, si ?

Le manipulateur de fils noirs ne comptait pas se laisser démonter par ce duo de jeunes coqs qui pensaient dominer le marché noir. Il n’était peut-être pas un spécialiste quand il s’agissait de gérer la mafia ou des commerce illégaux, mais il connaissait bien les jeunes vantards. Dès qu’ils avaient un peu de pouvoir, ou même des subordonnés, ils se croyaient invincibles. Ils n’envisageaient pas toutes les possibilités, et restaient persuadés de leur victoire. À cause de ça, ils passaient bien souvent à côté de détails qui pourraient aisément leur procurer la victoire. Dans ce cas-ci, l’affrontement était parfaitement évitable. Tenma rangea son arme dans sa manche, et se glissa à la suite du jeune tatoué. Il ne comptait pas laisser passer une occasion pareille pour retrouver un possible Calice dans la région d’Ame. C’était sa meilleure piste pour retrouver le Bijuu après tout.

Le petit a du cran. Il tient tête à mon petit frère toxicomane et il daigne plonger son regard dans le mien. Ce Shiten ne bronche pas plus que cela, alors qu’il est en terrain hostile. Courage de façade ou zélé personnage ? Je le saurai bientôt assez tôt. Nul ne peut cacher ses failles à la Cité Noire et à ses enfants. L’amant secret de Shinnin H. Kagaya, cet admirateur secret qui l’a suivi jusque dans les entrailles de l’Elysée, se glisse dans mes pas, et décide de suivre le porteur de la carte.

Le chef du Clan Shinnin, mon piètre petit frère, fait défection. Je le connais assez bien pour savoir qu’il n’a pas apprécié ma neutralité ; en tout état de cause, Vieux Père a cherché à prendre ma place en tentant de montrer les crocs devant cette brebis égarée. Tu prends mon taff… Je prends le tien héhé. Une journée dans la peau d’un Kumicho, la belle vie qui m’attend, je vous le dis.  

« Shiten, Shiten, Shiten… Tu n’es pas en mesure de marchander avec moi. Tu le sais. Je le sais. Nous le savons. Conserve ta salive. Arrêtons ce jeu de dupes. Tu me dois deux services, tant pis pour Kagaya. C’est à prendre ou à laisser. »

Léger mouvement de poignet, j’agite la carte comprimée par mes phalanges. Léger sourire narquois, le bonhomme est piégé. S’il veut poursuivre cette aventure avec moi, il se doit d’entrer dans mon jeu. Un échange de bons procédés digne des gentlemans qui occupent la Capitale du Crime.

« Pourquoi veux-tu autant te rendre sur les lieux que cartographie ce morceau de papier ? Me dis pas que tu es un chasseur de trésor ou une connerie du genre. C’est un hobby de Mizujin ça. »

Shinnin H. Ka(t)sumi m’a répété plusieurs fois que les habitants de l’archipel à l’Extrême-Orient vivent la plupart de leur temps sur des navires. Ces bonhommes préfèrent les flots à la terre ferme. Quelle hérésie. Cela dit… J’avoue… Être un pirate, c’est - un peu - être un voyoucrate. La grosse différence entre nous ? Le style. Nous, nous sommes des gangsters. On a développé une certaine criminalité élégante. Eux… Ils puent le poisson et la mort. Tiens, peut-être que mon petit frère est un pirate finalement… Cela expliquerait son odeur de chat mort, c’est bien la seule explication possible.

« La carte fait mention d’un passage vers les égouts, au sein du Quartier des Affaires. J’espère que tu n’es pas en froid avec les Chogoro. Flemme d’avoir une recrue qui me pose des problèmes alors que c’est son premier jour de service. »


Le fief des Chogoro, maîtres du Quartier des Affaires, nous ouvre ses portes, après avoir déambulé le long du Quartier des Plaisirs, puis des Rituels. Beaucoup de gens ne cernent pas l’essence du Marché Noir. Ils s’attendent à un hôtel de vente où tous les renégats se rendent pour faire affaire. Cette image d’une échoppe unique est une fiction, pure et simple. Le fief des Chogoro est l’essence même du Marché Noir, qui n’est rien d’autres qu’une constellation de boutiques aux services tous plus exotiques les uns que les autres.

Un commerçant peut vendre des armes, d’autres des rouleaux, un autre des informations ; les services ne sont limités que par l’imagination des barons du crime. Dans les ruelles brumeuses de cette partie de l’Abondance, il est même possible de louer les services d’un nettoyeur, d’un aventurier ou d’un chasseur de primes. Contrairement au Quartier des Richesses, qui dégueule de ryos, au Quartier des Plaisirs et ses vierges effarouchées ou au Quartier des Rituels et ses jardins zen, le Quartier des Affaires est l’image la plus représentative du grand banditisme.

En route, nous croisons que des gueules cassées, des primates haut comme trois mètres… En somme, des têtes à faire pâlir un mort. Fort d’une réputation en hausse, les voyoucrates s’écartent de notre trajectoire. La réputation du Chien-Fou des Shinnin, moi, joue en notre faveur. Nul ne souhaite nous importuner : ils ne veulent pas que leurs chicots se brisent contre le sol dallé. Compréhensible, mais pas très fun de mon côté. Je ne suis jamais contre une passe d’armes, surtout lorsque je peux dominer mon adversaire et lui incruster mon nom sur sa peau.

« Ouvre l'œil, petit. Repère-moi la bouche d’égoût. Elle est quelque part ici, mais bien cachée.   »

Tenma décida de prendre le conseil du jeune coq au pied de la lettre : il décida de conserver sa salive. Il comprit rapidement qu’il était inutile de parlementer avec lui, autant discuter avec un mur. À moins d’une démonstration de force, chose que le Solstice préférait éviter actuellement, il n’y avait pas grand-chose susceptible de le faire changer d’avis. Au contraire, tous les arguments qu’il tenterait de sortir seraient certainement contrés par le sentiment de supériorité éprouvé par le balafré. Ainsi il se contenta d’un léger soupir afin d’éluder sa réponse, avant de répondre à la question.

— Je recherche des informations, et cette carte pourrait m’y mener. Des informations importantes. Rien d’aussi futile qu’un trésor matériel…

Jusqu’à présent, le possesseur de la carte n’avait fait que montrer les crocs et aboyer. Rien n’indiquait qu’il soit réellement en position de supériorité. Toutefois, le Fujimi préférait se montrer prudent et ne tenta pas de renverser la situation. Certaines personnes étaient très douées pour cacher leurs véritables capacités. Si ce n’était pas le cas, il pouvait très bien avoir des renforts cachés dans une autre ruelle. Bref, avec de la patience il aura ce qu’il désire. En précipitant les choses, il risquait simplement de provoquer sa propre chute. Il tiqua tout de même à mention du mot « recrue ».

— Je me suis fait relativement discret à Ame, et je n’ai certainement pas de problème avec les Chogoro. Et toi ?

Le Quartier des Affaires est certainement celui que Tenma connaissait le mieux. Il était passé de nombreuses fois pour essayer de récolter des informations en tout genres. Dans un premier temps sur l’étrange pièce qui lui avait couté un bras, littéralement, puis sur Dayion. Étrangement, toutes ses péripéties semblaient être liées d’une façon ou d’une autre. Comme si ce n’était qu’une seule et même trame de sa vie. Comme si son destin était lié à la créature de légendes. D’ordinaire, il n’était pas quelqu’un de fataliste mais pour le coup, trop d’évènements semblaient concorder pour que ce ne soit qu’une coïncidence. Bref, autour de lui, tout semblait se mettre en place.  
Alors qu’il avançait dans la foule compacte aux côtés de son acolyte, les gens semblaient naturellement s’écarter. À l’évidence, au moins une partie de la population semblait le craindre ou le respecter suffisamment pour ne pas rester sur sa route. Étrangement, le Solstice pencha plutôt pour la première solution. Il n’avait pas l’air du gars qui se fait obéir grâce à sa bonté et sa clémence. Que du contraire…

Alors que le Fujimi observait le plan, un symbole devait certainement orner la fameuse plaque d’égouts, il se contenta d’hocher la tête pour marquer son accord. Toutefois, il ne pu s’empêcher de prendre la parole à propos d’un autre détail.

— Ne m’appelle plus « petit », c’est ridicule, je pourrais être ton père. En parlant de dénomination… Comment dois-je t’appeler ?

Tandis qu’il parlait, Shiten continua de scruter les environs. Ou plus exactement le sol. D’après la carte, l’entrée des égouts devait se trouver dans l’une des rues aux alentours. Bien entendu, il en existait des dizaines d’autres un peu partout dans la ville mais la carte spécifiait celle-là en particulier. D’autant plus que le reste du trajet partait de ce point précis.
Heureusement, elle ne fut pas très compliquée à trouver mais pas là où ils l’auraient pensé. Alors que le duo explorait l’une des rues principales, un éclat attira le regard du manipulateur de fils noirs. Certainement le reflet d’un des rares rayons de Soleil sur du métal. Toutefois, ce fut suffisant pour attirer son attention. Dans l’une des ruelles attenantes, il découvrit une plaque d’égout mentionnant le même symbole que celui présent sur la carte. D’un geste de la main, il agrippa l’épaule du jeune coq et lui désigna sa découverte.

Shiten m'agrippe l’épaule. Je fais rouler mon deltoïde, j’active mes trapèzes supérieurs et enlève sa main. Nous ne sommes pas assez proches pour que ce petit fouineur, que dis-je ce sale rat, se permette de porter la main sur moi. Sans lui avoir montré le parchemin enroulé autour de mes doigts, il réussit à trouver le même symbole qui figure sur la carte au trésor. Vieux Père, en se laissant suivre jusqu’ici, n’a pas été prudent. Il a dû la contempler un peu trop longtemps et permettre au malingre d’obtenir cette information. Je n’ai pas besoin de vérifier la concordance entre la marque sur la plaque et celle sur le morceau de papier - ma mémoire me suffit.

« Petit, il est trop tard maintenant pour faire demi-tour. Tu peux m’appeler Kumicho. Tu roules désormais pour nous, Shinnin Shiten. Considère que ton intégration permet de t’absoudre d’avoir suivi Vieux Père et de régler le premier des deux services. Tu participeras aux aux combines de Vieux Père, distribuera les drogues de Kazu-zu et vendra les marchandises de mon petit frère. »

Dans un monde idéal, je me serais baissé pour récupérer la plaque, la décaler sans faire de bruit, puis on se serait glissé dans les artères de l’Abondance. Hélas, la Capitale du Crime n’est pas une cité comme les autres. Ici, on lie les hommes par leurs paroles, comme on lie les bœufs par leurs cornes. J’assois ma voûte plantaire contre la plaque circulaire. Mon pied scelle toute chance de pénétrer - ou de sortir - des souterrains. Le rouleau de papier, sésame pour découvrir les secrets que cache le Cloaque, s’engouffre dans mon haori, passe un pan de mon kimono et termine sa course dans une poche intérieure de ma tunique.

« Tu recherches des informations… »

Mon index et mon pouce saisissent mon menton, je lève les yeux au ciel et fait mine de réfléchir.

« Tu sais que cela ne suffit pas ? »

Je rabaisse mes pupilles grises vers l'ephèbe rachitique.

« Shiten, Shiten, Shiten. Tu n’as pas encore les codes de la Voyoucratie…. Tu n’es pas d’ici ? »

Pure question rhétorique. Un rictus étire mes lèvres.

« Joue franc jeu. Arrête de chercher à faire le mystérieux ou à tenter de m’enfumer. Je ne suis pas comme Vieux Père. Tu peux t’exprimer sans t’attendre à ce qu’une lame ne caresse ta gorge ou que je perde patience.   »

Un tissu de mensonges. Un rayon solaire heurte le manche de mon daisho, qui scintille légèrement et rappelle la présence des deux lames - du doux nom de Kubikiribocho - à ma ceinture.

« Plus vite tu comprends comment Ame fonctionne, plus vite tu évolueras. Crois-moi, tu ne veux pas rester une recrue du Clan Shinnin toute ta vie. Après, si tu veux faire le larbin, soit… Mais bon, ce genre de vie est nulle. C’est bon pour les femmes. »

Je suis l’araignée, tu es la mouche. Peu à peu, je tisse la toile en soie qui te gardera ici, à jamais. Shiten, tu tombes à pic. J’ai toujours voulu rivaliser avec mes petits frères et ma petite sœur. Certes, je les domine sur le plan martial, mais ces derniers ont une longueur d’avance sur moi. Ils sont plus patients, plus mûrs, et préfèrent la réflexion aux déchaînements de colère. Je pensais que la force brute suffisait. C’était avant que je rejoigne les ordres de Bo Takeshi.

L’Oyabun domine une armée d’hommes de main, tous plus puissants et dangereux les uns que les autres, et pourtant, il est aussi fort qu’un civil. Un enfant de dix ans, maîtrisant le Chakra depuis 2 semaines, peut lui ôter la vie. Alors pourquoi ? Le charisme, la réflexion et la sagacité. Kazu-zu m’appelle souvent le Stratège, mais se plaint que je ne sois pas comme Vieux Père. Elle me rappelle souvent que je dois déployer la même fougue qui innerve mes combats dans la vie de tous les jours. Elle dit que c’est bon pour les affaires, et que je pourrai tutoyer les sommets de la Pègre. Ainsi, mon brave Shiten, tu es mon rat de laboratoire.

Mon pied ne quittera les courbes de la plaque en fer qu’une fois que ce brave Shiten, mon rat de laboratoire, daignera dévoiler les informations qu’il a mentionnées. Un syndicat du crime comme le Clan Shinnin ne tolère pas le mensonge ; c’est l’occasion de lui rappeler cette première leçon. Lorsqu’il me devoilera ce qui l’anime, alors nous pénétrerons la fangue, les bêtes nocturnes et les sans-abris [Action conditionnelle].

Sans qu’il n’y ait de signes annonciateurs, Shiten s’approcha d’un mouvement rapide et souple du jeune coq afin de plaquer sa main droite au niveau de sa poitrine. Il avait écouté patiemment les élucubrations de son acolyte, sans émettre un seul commentaire, mais il ne pouvait plus en supporter davantage. Les menaces à peine voilées, le recrutement forcé, l’histoire de dettes… Ce n’était qu’une mascarade aux yeux du manipulateur de fils noirs. Un spectacle qu’il avait répété dans son esprit de nombreuses fois avant de pouvoir l’appliquer. Sauf qu’il s’était trompé de victime.

— Un seul mouvement, même le bout d’un orteil, et je t’arrache le cœur. Compris ?

Les deux hommes étaient pratiquement collés l’un à l’autre. Le regard de Tenma avait radicalement changé. Ses yeux noirs ressemblaient à deux gouffres vers les profondeurs de l’Enfer, et paraissaient aspirer les couleurs autour d’eux. Ils étaient l’incarnation de la mort.

— Tu voulais m’apprendre une leçon ? Estime-toi heureux, je vais t’en donner trois.

Il enfonça un peu plus ses doigts dans le thorax pour marquer son appuie.

— Premièrement, apprends à estimer correctement tes adversaires. Petite astuce : généralement, ce sont qui en disent le plus qui en font le moins.

Le Solstice lâcha un long soupir. Il n’était pas venu pour éduquer un pseudo-parrain d’une mafia quelconque d’Ame. Il était là pour découvrir la localisation d’un Calice qui se trouverait sous la ville.

— Deuxièmement, apprends à demander gentiment. Tu verras, les gens accepteront plus facilement qu’avec des menaces. Ça ne marche pas sur tout le monde, et ce n’est pas de cette façon qu’on gagne le respect de ses hommes.

De sa main gauche, il avait subtilement récupéré le saï caché dans sa manche tandis qu’il parlait. Le Fujimi était prêt à réagir si le gamin tentait quelque chose de stupide.

— Troisièmement, n’essaye de pas de paraitre plus dur que tu ne l’es réellement. C’est ridicule, et ça ne donne pas une très bonne impression…

En règle générale, l’Éveillé était quelqu’un de plutôt calme et pragmatique. Il ne s’énervait que très rarement car à ses yeux, cela ne servait à rien. Les deux partis ne font que se braquer sur leur idée, et la situation reste bloquée. C’était donc complètement inutile. Toutefois, le jeune Shinnin avait étrangement le don de lui taper sur les nerfs. Il n’arrivait pas bien à déterminer si c’était son ton ou les mots employés qui l’énervaient, mais c’était un fait. Il se maîtrisa tout de même pour afficher un sourire à mi-chemin du rictus.

— En récapitulatif, je ne rejoindrai pas ton clan et ma dette sera remboursée quand on aura trouvé le Calice vu que ton frère est apparemment trop paresseux pour t’accompagner. Je te dirai ce que je cherche exactement si tu bouges ton pied de la plaque. C’est le seul mouvement que je t’autorise.

Il n’avait pas de temps à perdre avec des gamineries. Si ce Kumicho voulait s’amuser à jouer les gros bras tant mieux pour lui, mais Tenma ne voulait pas être impliqué dans ces histoires. Il n’avait pas de temps à perdre à discuter avec un jeune coq qui se croyait au-dessus de tout le monde. Toujours sur ses gardes, il attendait la réponse de son acolyte.

Tout le monde n’est pas en mesure de mettre un bon coup de pression. Il s’agit d’un art gouverné par un seul vecteur : le talent. Les années d’expérience ne permettent point d’égaler les maîtres de ce domaine. Or, le chiot aux couettes s’est fourvoyé. Oui, oui, oui… Il essaye de prendre l’ascendant sur moi par les mots. Aïe, aïe, aïe. Quelle erreur ! Cet homme-femme ne connaît décidement pas les us et coutumes de la Cité Noire. Pire, il tente vainement de faire le mec en me sortant une ribambelle de menaces.

« Arrache, à qui crois-tu faire peur, petit ? »

Les menaces sont vaines, inutiles, un simple florilège de bégaiements inaudibles. Dans l’enceinte de l’Abondance, la criminalité n’est permise qu’à titre subsidiaire. Nous ne sommes pas à Hametsu où l’on peut récupérer la vie d’un homme et être acclamé pour sa force. Ici, les barons de la Pègre veillent sur une harmonie factice. Autrement dit, là où les hommes agissent dans le secret, les chiots déclarent des propos qu’ils ne pourront, de toute manière, pas tenir.

Notre pauvre petite s’est urinée dessus à force de côtoyer le Chien-Fou. La moindre de mes paroles résonne en lui comme des persécutions sensorielles. Que c’est drôle de voir les victimes des pays étrangers tenter de jouer dans la même ligue que nous. De nous deux, c’est lui qui perd son calme, et qui n’est pas capable de résister à la pression des Shinnin. Qu’est-ce que cela m’amuse de voir un mec aussi bizarre que lui, suivre les gens, tenter de gratter l’amitié et d’essayer d’entourlouper son monde. Tu n’es pas le protagoniste que tu penses être.

« C’est que tu débites, ma p’tite dame aux couettes. En plus tu postillonnes, t'es dégueulasse. »

Bahahahahahah. L’oisillon découvre un monde auquel il n’avait pas idée. J’offre volontiers ma poitrine, qui s’avance vers lui, tout en maintenant la plaque scellée par mon pied. Contrairement à lui, je n’ai pas besoin de débiter dix phrases, et deux cents mots pour faire comprendre mes intentions. Et puis, surtout pas pour dégainer des phrases soporifiques que des « mais euuuh, il faut demander gentiment, ouin-ouin ».

« Ce n’est pas comme ça que tu impressionneras ton Kumicho, petit frère. Tu te conformes à Ame, intègres sa Pègre ou tu pars dans les jupons de ta mère te plaindre que le monde est méchant. La proposition est à prendre ou à laisser, le ouin-ouin. »

Je pense que le p’tit Shiten m’a révélé un défaut dans sa conception. Un énième décérébré rejoint le Clan Shinnin. Kazu-zu va être contente, elle qui aime tant les esprits torturés. Après Kyoken le limier, Ka(t)sumi le vagabond, Vieux Père l’ordure et Kazu-zu la folle, faites places à Shiten la peureuse qui voit des menaces partout. La légende veut qu’il aurait même peur de sa propre ombre. Pfiou. Pas facile de gérer un clan avec autant d’énergumène.

Quand il pensait avoir atteint le fond, Tenma se rendit compte qu’il pouvait couler encore plus bas. Le représentant du clan Shinnin ne semblait pas comprendre, ou ne le voulait pas, qu’il n’était pas en position de faire le beau. Certes il avait la carte que le Solstice désirait, mais cela ne lui donnait pas un pouvoir absolu. Ce n’était qu’un avantage parmi tant d’autres. Ce n’était qu’une carte à jouer dans un bien maigre paquet, et il commençait à en avoir marre de jouer devant le coq de basse-cour.
Sa main toujours sur la poitrine de son acolyte, Shiten baissa les yeux pour le regarder de face. Son regard s’était adouci et n’affichait plus qu’une légère mélancolie, mêlée à de la peine. Un léger sourire se dessina sur son visage, effaçant par la même occasion le rictus qui y était figé quelques instants plus tôt. Sachant que tout serait bientôt fini, du moins il l’espérait, il se calmait peu à peu.

— Pourquoi je chercherais à t’impressionner ? Je n'ai rien à gagner à intimider un coq de basse-cour.

De toute façon, le jeune mafieux ne devait comprendre que la force pure. Les démonstrations de puissance en bonne et due forme. C’était généralement le signe des simples d’esprits et des jeunes trop sûrs d’eux. Ils ressentaient toujours le besoin d’en faire plus, et de le montrer au monde entier. Beaucoup revenait un jour à la raison, généralement lors d’un échec cuisant, mais certains s’obstinaient à persévérer sur cette voie. Kumicho semblait faire partie de cette dernière catégorie. Malgré les mises en garde, il s’obstinait à garder son ton hautain.
Au contraire, le collectionneur de cœur n’appréciait pas les démonstrations. Il préférait largement quand les affrontements de ce genre étaient plus subtils. Quand les deux partis reconnaissaient implicitement qui était le gagnant. Le but n’étant pas de tuer son adversaire, mais d’assoir sa domination, dévoiler ses capacités était devenu complètement inutile… Ou presque. Dans ce cas-ci, cela devenait nécessaire. Sans mouvement supplémentaire, il profita d’avoir sa main sur le torse de son acolyte pour y apposer un sceau. Une série de fils noirs commencèrent à s’échapper des symboles pour s’enrouler autour de la victime. Son objectif n’était pas de le tuer, mais simplement de le neutraliser. Il n’avait pas envie de tuer le jeune garçon pourtant prometteur. Il voyait le potentiel d’un excellent combattant. Pourtant, à l’heure actuelle, il lui faisait surtout pitié. Tenma avait l’impression que le Shinnin tentait de renvoyer une image différente de ce qu’il était réellement. Qu’il tentait de masquer une fragilité dont il avait honte. Du moins, c’était l’impression que le Fujimi ressentait.

— En conclusion, je ne rejoindrai pas ton groupe de petites frappes. Donc soit on s’enfonce dans les égouts, soit je m’en vais.

Le Fujimi n’avait plus de temps à perdre. La meilleure solution était qu’ils puissent tous les deux laisser ces évènements derrière eux, et qu’ils commencent leur exploration des égouts. Toutefois, cette option lui apparaissait de moins en moins plausible. Il y avait peu de chances que ce Kumicho mette son ego de côté et reprenne les recherches comme si de rien n’était. Au contraire, il y avait de fortes chances qu’il doive recommencer ses recherches à zéro. Dans ce cas-là, il aurait souhaiter le faire au plus vite.

Voilà que le caniche aux couettes se ravise. Après m’avoir répété à dix-sept reprises que si je bouge il allait me tuer, celui-ci tente d’expliquer qu’il n’a pas marché à m’impressionner. Pourquoi mon cœur est-il encore dans sa cage thoracique ? Comme je le pensais, cet homme-femme n’était qu’un énième bandeur de voyoux, qui voulait un peu de frisson en s’approchant des voyoucrates, tout en n’ayant pas assez de tonus pour tenir le rythme et comprendre notre monde.

Je baille, la bouche grande ouverte, une légère larme apparaît dans le coin de mon oeil tant cette énergumène est soporifique. Qu’est-ce qu’il débite, pfiou. Pour tenter de m’impressionner, encore une fois, encore, on y revient toujours décidément bahahahah, une décharge parcourt ses muscles fléchisseurs du poignet. La contraction remonte jusque dans ses phalanges ; mon animal de compagnie tente un énième tour d’esbrouffe.

Aussitôt, le tenketsu au niveau de mon plexus solaire libère une décharge de Chakra. Cette décharge provoque l’ouverture dudit point de passage, et par extension une paume du Hakke. La coque d’air comprimée repousse sa main pourtant apposée contre ma poitrine. Des filaments noirs s’échappent de sa paume, et tentent de m’aggripper pour m’immobiliser. S’en suit de nouvelles ouvertures. C’est tout une série de paume du Hakke qui s'échappent de tout mon tronc pour oblitérer ses fils, sans qu'ils n'aient le luxe de pouvoir caresser ma peau.

« Oh la gênance… Ne tente pas des choses plus grandes que toi, petit. »

Il n’est pas le protagoniste qu’il pense être, pas plus qu’un adversaire digne de moi. Je ne ressens même pas l’envie de m’engager dans un combat avec lui ; j’aurai l’impression de matraquer un gamin handicapé incapable de combattre dignement. Le jeune Chien-Fou doit se retourner dans sa tombe, et dire que plus jeune je l’aurai monté en l’air pour moins que ça. J’ai hâte de raconter ça à Vieux Père, au final, malgré les vapeurs toxiques qui lui sont un peu trop monter à la tête, il avait raison. Ce type ne vaut pas le coup.

Quel malaise, aïe aïe aïe. La demoiselle continue à rester devant moi, clouée au sol. Je regarde à droite, à gauche… A-t-il compris ce que je venais de lui dire ? Il semblerait… Alors pourquoi continuer à gratter l’amitié ? Je ne comprendrai jamais les femmes, toujours là à attendre une confirmation d’une situation qui est pourtant claire. Je vais mettre ça sur le fait qu’il est étranger. En plus de ne pas avoir les codes d’Ame, il a du mal niveau relation sociale. Aie, aie, aie…

« Tu attends quoi ? J’ai l’impression d’avoir un chiot qui ne sait pas quoi faire. Rentre donc chez toi. »

Rictus apparent, je confirme aux petites couettes ce dont il se doute : il n’y aura pas d’exploration avec lui, tant pis pour cette incartade dans les souterrains de l’Abondance, je ferai ça de mon côté, avec des shinobi normaux, qui ont la dalle, et qui ne s'offusquent pas pour des ouin-ouin. En tout cas, nous nous retrouverons, tôt ou tard.