Les poings d’Uhen fracassaient l’écorce du punching-arbre. Ses coups, secs et muets, frappaient avec précision le cœur de la cible, gravée sur le végétal à l’aide d’une phalange distale acérée, avec la forme d’une série de cercles concentriques. Mais seul le centre étroit se faisait harceler par les jabs incessants de l’enfant de l’os.

Le soleil s’était couché depuis quelques heures déjà. En proie à une crise de somnambulisme, le Mizujin avait décidé de se lever, et de s’entraîner au corps-à-corps pour passer le temps, et renforcer son frêle organisme. Motivé, et décidé, il s’était aussitôt échauffé, puis avait préparé son terrain d’entraînement, avant de balafrer l’arbre, à quelques mètres du campement des deux Jumeaux. Une habitude qu’il avait prise avec le temps, traumatisé par les fantômes nocturnes, l’empêchant de sommeiller paisiblement. Un exutoire pour se purger l’âme, et se vider le corps de toute énergie, à une époque de sa vie criblée de drames.

— Je suis désolé si je t’ai réveillé, Reimu.

L’oeil gauche soigné d’Uhen lorgna la Kaguya intriguée.

— Ce fait-il longtemps que tu m’observes ?

Le parasite porta une étoffe sur ses mains pour en essuyer les quelques gouttes de sang s'échappant de sa peau. La couche osseuse renforcée, couvrant ses métacarpes, disparut avec le temps, fusionnant avec le squelette endogène du Mizujin. De même, les ailettes pourvues sur ses avant-bras, jusqu'aux coudes, se rétractèrent pour retrouver une apparence normale. Uhen n'était pas censé savoir se battre en mêlée.

Le noir lui allait si bien. Cet étrange monochromie qui résidait dans sa personne, ne lui offrant aucune identité propre, aucun symbole. Cette image alors brisée depuis peu par le pourpre éclatant et l’or, pourtant absent en cette soirée, car elle n’était pas encore sur ses terres. L’unique soleil d’or qui trônait au cœur de son buste, comme pendentif de son col semblait rappeler son appartenance et son rang, par delà les ruines. Les jumeaux allaient devoir se séparer à nouveau, l’inquiétude gagnait la grande sœur, car elle tenait à son frère, tout comme elle le savait capable de braver les plus violentes houles.

Mais le sommeil agité, comme une prémonition, ne l’aida pas à ignorer les sons de l’extérieur : son frère était éveillé, si tard.

Son corps s'était alors extirpé de la douceur de ses draps de fortune, et son regard s'était tourné vers la source de ces sons. Mais avant de pouvoir dire le moindre mot, son prénom la figea un instant. Elle ne l’avait pas oublié, mais plus personne ne l’appelait ainsi, depuis bien longtemps.

— Voilà un nom que je n’avais pas entendu depuis longtemps. Heureuse que tu t’en souviennes, Sesshū.

Car avec le temps, elle savait reconnaître qui était aux commandes de son frère. Elle croisa ses bras contre son buste, observant son frère comme s’il était un étranger, car c’était effectivement le cas.

— Plutôt, oui.

De tous les sens que cette réponse pouvait avoir, Reimu pensait à la fois à observer son frère comme elle observait, depuis un moment déjà, le Vestige derrière ses actes, ses pensées. Ses yeux attentifs avaient remarqué la nouvelle particularité de son frère, ou plutôt de celui qui contrôlait son corps. L'aînée fronça les sourcils devant cet élément qui faisait qu’Uhen changeait.

— Profites-tu du sommeil de mon frère pour te révéler ? Je pensais que tu n’étais que… exceptionnel.

Le Roi des Spectres sourit. Mais ce sourire faisait tâche avec la bouille innocente, et habituelle, d’Uhen. Ce rictus là était empli de malice, de fierté, d’ego, d’assurance. Une toute autre personnalité, faisant contraste avec celle du jeune enfant de l’os, à la moralité abîmée depuis la naissance, et aggravée au travers de la Brume Sanglante.


— J’aspire à préparer davantage le corps d’Uhen.

Le parasite s’adossa à l’arbre qu’il venait de martyriser, et porta le goulot de sa gourde à ses lèvres. Il déglutit trois grosses gorgées d’eau, puis s’essuya d’un revers de la main, tout en continuant de lorgner les expressions faciales de son interlocutrice. À bien des égards, le Vestige craignait Sahen. Par sa maîtrise prodigieuse de l'ostéogenèse, tout d'abord, qui lui rappelait celle de sa Première Vie ; mais surtout à cause du lien affectif qui liait les deux Jumeaux. Ce pouvoir pouvait se mettre en travers de son plan séculaire.

— Je n’ai pas besoin d’attendre la nuit pour m’imposer. Mais le sommeil apporte une amnésie dans laquelle se complaît ton « frère ». Nous avons déjà conversé à propos de ses courbatures. Il sait.

Le fantôme balança sa gourde, en cloche, en direction de la jeune femme.

— Ce n’est que de l'eau pure. Celle de la Nécropole Stygienne reste dans son barda.

Le mélange de langage corporel, de stature droite, de faciès solennel, et de vocabulaire révisé, donnait de nombreuses années de maturité au Mizujin, trop enfantin de nature. Sahen conversait avec une toute autre personne. Elle le savait, et ce sans problème. Au fil du temps, elle avait même développé un sixième sens pour savoir qui d'Uhen ou du Vestige contrôlait leur corps. Et ce dernier prenait de plus en plus de place.

— Nous n'avons jamais pris la peine de discuter, tous les deux. Qu'aimerais-tu savoir sur moi ?

Un nouveau sourire maîtrisé habilla le faciès du Kaguya. Il était en pleine possession de ses moyens.

— En échange, laisse-moi te poser une question : est-il toujours question d'abattre Orochi ? Il est, et sera un frein à notre conquête de Mizu. Si, bien sûr, tes pérégrinations désertiques n'ont pas tari ce désir d'Eau.

— Et qu'en penses-t-il, lui ?

La réplique vint s'asseoir sur un tronc d'arbre abattu, qui pouvait avoir servir de siège parfait. Mais même si elle s'abaissait, notamment pour reposer son corps, les deux iris écarlates de la femme ne cessèrent de fusiller du regard l'homme qui habitait le corps de son adelphe, mélange de méfiance et d'interrogation. Si le Vestige avait mentionné la discussion qu'il avait eut avec le propriétaire de son corps, Reimu ne pouvait vraiment s'empêcher d'interroger ce qu'il pouvait lui dire de leur commun accord. Il n'était pas dérangeant lorsqu'il n'était qu'un ami imaginaire ou un coup exceptionnel en combat, mais cette omniprésence créait chez la femme un sentiment étrange. Peut-être avait-elle peur de voir son frère disparaître au profit de cet homme.

— Il y a bien des questions à poser un spectre. Pourquoi renaître en notre monde ? Quelles sont les ambitions que tu apportes, quelle est ta mission ?

Elle se gardait les questions plus personnelles pour plus tard, peut-être car faire face à son frère pour discuter avec un total inconnu restait une idée étonnante, perturbante à ses yeux. Reimu se saisit de la gourde lancée par l'Augure pour en arracher quelques gouttelettes d'eau afin d'hydrater sa gorge alors sèche. La femme détourna son regard sur le sol devant elle, rabattant son bras contre sa cuisse et serrant la gourde encore ouverte. Ses yeux écarquillés et vide semblent témoigner de la réflexion profonde dont fait preuve la femme.

— Il ne peut y avoir qu'un Orochi, et l'actuel a fait son temps.

Affirme-t-elle, aussi déterminée que toujours.

— Le désert n'est qu'une première pierre de notre édifice. J'affectionne ces terres et j'affectionne Nihon, mon partenaire. Mais l'Eau reste ma chair et mon sang, mon désir de la voir briller ne peut s'amoindrir. Ma loyauté est sans faille, tu devrais le savoir. Quoi que je fasse.

Sans clairement décrire ce dont elle parlait, Reimu faisait mention du serment qui la liait à son père de substitution, serment auquel Uhen était aussi attaché. Cette pleine conscience de sa situation se ressentait : elle pouvait autant qu'elle le souhaite s'enfuir au fin fond du désert, sa chair et son esprit seront à jamais lié au pays de l'Eau, et elle ne pourra que répondre positivement à l'appel de son archipel natal.

Évidemment, la Sanguinaire ne se laissait pas charmer par les prouesses martiales de son frère possédé. Elle doutait, se questionnait, repoussait. Entre curiosité et dégoût, la jeune femme devait soupeser son coeur pour gratter à la surface de la vérité.

— Il salue mon initiative pour lui forger un meilleur corps. L’épisode d’Ido-Shima lui a fait comprendre qu’il n’était pas à la hauteur des Forts. Il redouble d’envie de gagner en puissance pour égaler ses pairs. Tu sais à quel point Uhen est modeste. Il sous-estime ses capacités naturelles.

Depuis le début, le Mizujin était un prodige de son arcane morbide. Le Roi des Spectres n’avait fait que le repérer, et lui montrer qu’il était capable de grandes choses, notamment lors de la Brume Sanglante. Un évènement ayant fait parler de lui – du fait du soudain gain de puissance du Kaguya incompétent.

— Je n’ai jamais quitté notre monde. Et mes ambitions sont celles de « Kiri », telles qu’Uhen les a déjà avancées. La Nécropole Stygienne a permis à ses prisonniers de transcender leur existence pour connaître le flou paratemporel. Je ne cherche que la paix, l’union, et la protection des Faibles. À chaque itération, passée, présente et future, le ciment de la civilisation est le moteur de mes actes.

Le Vestige se présentait comme un gardien de l’Humanité ; un parangon de justice ; un protecteur de la plèbe. Une entité immortelle n’ayant d’yeux que pour l’évolution de la race humaine, en proie aux pièges du chakra tout-puissant. Il était loin d’être un démon chargé de provoquer le Chaos. Au contraire : c’était un ange d’Ordre.

— Kaguya Mūn a été ma première tentative pour forger cette Ère. Ensemble, nous avons distribué le Chakra, contrôlé l’archipel de Mizu, imposé la Brume Sanglante, et instauré la politique de l’enfant unique. Depuis ce jour, les barbares ont été maîtrisés ; et nos successeurs disposent des armes pour soumettre le Continent.

L’esprit aux mille et une vies n’avait rien à cacher. Il comptait même faire de sa légende une vérité historique. Ou de sa vérité historique, une légende. À ses yeux, il devait maintenant agir de ses propres mains pour terminer son ébauche introduite. À la mort de Mūn, son héritière Ina n’avait pas réussi à conduire leur projet au-delà des eaux, après tout. Et le Roi des Spectres avait dû alors retourner dans les cavernes aqueuses…

— Le temps a fait son œuvre. Toi et ton frère faites partie d’une génération miracle, prête à récolter les fruits des sacrifices. Car le Chaos engendre des Forts nécessaires à l’Ordre...

... Et que l’Ordre engendre des Faibles entraînant le Chaos.

— J'ai misé sur vous pour conduire l'Humanité sur le droit chemin.

Depuis toujours, Kaguya Sesshū vivait au sein du duo que formait Sahen et Uhen. Il avait toujours été là, occupant cet espace alors dédié à ce fameux ami imaginaire. Celui ayant fait qualifier le jeune Uhen de fou, de dérangé ou encore de simplement étrange, mais dont le potentiel était drôlement intéressant. Les idées qu'il rapportait ne pouvaient être celles d'un enfant qui n'avait rien connu d'autre que les ravages de la Brume Sanglante et l'horreur de la Nécropole Stygienne. Finalement, toute cette mascarade ne devrait pas l'étonner, le Vestige avait toujours été là, il était une partie de son frère, qu'elle le veuille ou non. Au fond d'elle, Reimu se sentait menacée, premièrement car elle avait toujours été l'ainée, celle qui guide, veille, dirige, et dans un second temps car elle avait terriblement de mal à accepter la disparition - bien que non définitive - de l'esprit enfantin de son frère.

— Quel bon samaritain.

Le sarcasme palpable de sa phrase s'adressait aussi à elle même, qui osait se vouloir humaine, osait venir en aide aux peuples du désert en se présentant comme une meneuse, un exemple, quelqu'un dont la bonté surpasse sa fatuité et la rendre presque humble. Mais Reimu n'a jamais fait preuve de la moindre humilité, son corps et son esprit tous deux étaient rongé par l'orgueil qu'elle s'était forgée depuis sa jeunesse. Son amour-propre avait été remis en cause récemment, mais la nature ne pouvait disparaître aussi vite.

— Quel drôle de parallèle. Protéger les Faibles, mais détruire ceux qui ne sont pas assez Forts. Est-ce là le sacrifice nécéssaire, pour un avenir de paix ? J'ai l'impression que nous nous rejoignons sur ce point.

Tous deux étaient conscients des conséquences de la Brume Sanglante, et des dérives qu'elle avait pu provoquer au sein des fratries. Un seul pouvait se démarquer, devenir un véritable membre de leurs patries : les autres mourraient, car ils n'étaient pas assez précieux. Ils prétendaient vouloir assurer la prospérité à l'humanité, en la détruisant, la dominant.

Reimu se plongea un instant dans le silence, se montrant attentives aux paroles du Vestige alors que ses songes s'emmêlent, des interrogations vinrent à sa psyché, lié aux derniers mots du prédicateur. Il avait misé sur eux, comme le Despote l'avait fait, confiant dans l'idée que Sesshū avait hissé à travers Uhen, et soucieux de son entourage et de la loyauté de ses sujets. La femme plissa les yeux, comme si une révélation lui parvenait, elle tourne son attention sur Uhen, du moins son corps.

— L'Eau doit se doter d'éléments loyaux pour parvenir à ses fins. Je ne porte aucune accusation, mais je n'ai aucune confiance en l'entourage de Père. Nous sommes, Uhen - toi - et moi, ses seuls fidèles.

Elle porte une main à son cou, serrant ses doigts sur le soleil qui trônait à son buste, comme pour se rassurer. Elle avait promit la prospérité du Continent à son ami, de rassembler les siens en un nouveau refuge. Elle n'avait pas mentionné sous quel étendard, ni même de quelle façon. Elle savait ses ambitions dissonantes avec les profondes volontés de son soleil. Mais face au soleil, l'Aube se montrait rayonnante, porteuse d'espoir. Face à la lune, elle dévoilait son penchant nébuleux ; le parfait entre-deux entre la Nuit et le Jour.

— A ton avis, que se passera-t-il si, oh malheur, Père venait à succomber ? Je ne connais aucun enfant - si ce n'est nous, indirectement. Je refuse de voir la dynastie ou l'héritage de Père succomber aux mains d'une bande de potentiels traîtres.

Ō superbia ! Voilà qu'elle se voulait héritière de l'Eau désormais. Mais après tout, qui d'autre pouvait prétendre à ce titre ? Elle était la championne du Despote, son espoir, et l'ainée. La seule - avec son frère - qui à jamais sera loyale à la dynastie Tachibana, sous peine d'une mort inévitable, car jamais elle ne pourra se défaire des chaînes de son ascendance. Reimu semblait perturbée par cette idée de trahison, celle de voir des traîtres partout hormis en elle même, et son plus proche entourage. Elle détourne son attention sur la broche en forme de soleil qu'elle avait alors décroché de sa poitrine la faisant glisser le long de ses doigts.

— J'ai du mal à t'apprécier, car ta présence signifier minimiser voire surplomber celle de mon frère. Pourtant, j'aspire à croire que nous devons nous entendre, Vestige.

Elle n'avait pas le choix.

— Laisse moi te demander, Sesshū : que comptes-tu faire, une fois le dessein de la Brume accompli ?

Car elle ne pouvait pas croire à un objectif pleine de bonne volonté. Elle même riait de sa propre situation lorsqu'elle se présentait comme l'immaculée du désert venue les délivrer des maux infâmes de la tyrannie du sable et du vent.

Les deux Kaguya formaient une paire spéciale. Deux monstres d’ego, aux compétences assurées, et à l’orgueil bien construit, tentant de serrer leur patte crochue autour de peuplades non impliquées, sous prétexte de paix et de sacrifice. Comment séparer le bon grain de l’ivraie ? Y avait-il la moindre étincelle de bienveillance, dans ces discours houleux parlant de destruction, de loi du plus fort, et de traîtrise commanditée ?

— Il est utopique de compter sur le pouvoir de l’amitié pour triompher de puissances séculaires. Même si tout porte à croire que l’Humanité est la résultante d’une osmose contre-nature entre Obscur et Naturel, Elle n’en est pas devenue leur prédateur inné pour autant. Au contraire. Nous sommes en bas de la chaîne alimentaire.

Le Vestige ne se souvenait pas comment étaient apparues ces puissances divines. Aussi loin il remontait dans ses songes flous, il avait côtoyé l’Obscur et le Naturel, sous diverses formes. Le Dieu de l’Eau, lors de sa Première Vie, n’était qu’une engeance de la Dimension Yang, après tout. Et les Calices n’avaient pas encore été découverts. Ou alors, étaient-ils apparus plus tard ? Les réalités alternatives se confondaient toutes…

— Le seul héritier lointain est le jeune Chinoike Issei, lié à la Conseillère de l’Eau. Peut-être voudra-t-elle prendre le contrôle de l’archipel. Le fils prodige sera néanmoins le co-fondateur de la Brume, à nos côtés. Une légende dithyrambique en devenir ; et un atout de taille lors de notre ascension sur la scène politique.

Uhen appréciait vraiment le jeune enfant. L’Augure, lui, voulait à tout prix le garder sous la main.

— J’accepte ton compliment. Sache qu’Uhen restera un membre à part entière de notre trinôme – qu’importe l’impact du temps sur notre cohabitation. Je ne sais pas encore ce qu’il adviendra de nous, mais il est évident que mon âme prend davantage de place en nous. Je peux comprendre ta tristesse de perdre un nouvel ami. Hélas, ce ne sera pas la seule perte de ton parcours existentiel. Tous mourront. Considère la survie de tes pairs comme de parfaits miracles. Ces derniers auront eu la Chance de survivre à notre œuvre salvatrice.

Alors, Sahen déroula la conversion sur le futur. Sur l’épilogue. Sur ce qui se passe après la tombée des rideaux, et les trois coups de bâton. Le Vestige ne put que prononcer le discours qu’il s’était toujours tenu – le script du but illusoire qu’il s’efforçait d’accomplir.

— Une fois le Continent réuni, nous nous dresserons comme Rempart contre les engeances noires et naturelles. L’Humanité doit triompher de ces reliquats du passé. Un jour, les Anciens Architectes reviendront ; ce sera notre Conclusion. Peut-être arriveras-tu à survivre à ce trépas assuré. Mais il y a de grandes chances que tu décèdes dans l’opération, comme tous les martyrs à tes côtés. J’aspire à léguer à mes frères et sœurs de la Nécropole Stygienne un monde libre de tous maux. Lorsque le monde sera débarrassé de toute engeance inhumaine, la Paix pourra succéder aux Sacrifices.

Le Roi des Spectres n'oubliait pas son peuple. Pour certains, il s'agissait d'une Prison. Pour d'autres, un refuge paratemporel traversant les âges et les réalités. Il suffisait alors de trouver un Paradis paisible capable de tous les accepter. Dans cette vie, ou dans l'une des prochaines...

L'espoir de pouvoir éviter les charniers de la guerre avait traversé l'esprit de la Mande-Éclipse quand elle avait croisé le regard du Soleil. Le vestige en exposant ses paroles confortait une idée de destin inéluctable, ils n'étaient que les proies de ce Continent et devaient s'y faire. Pourtant tous savaient que certains hommes avaient réussit à attirer l'attention des créatures obscures, voire pire, les dompter. Dominer le Continent n'était pas impossible, l'idée de le faire par la pacification et l'entraide semblait beaucoup moins palpable, et pourtant son statut de soldat aurait du lui mettre la puce à l'oreille.

— La guerre est profitable.

Reimu sourit et baisse son regard : la paix semblait un idéal déjà impossible, mais quand bien même le continent réunis, elle ne pourrait même pas exister. Un destin funeste dessiné par le spectre, car il avait aussi vu de lui même qui étaient les vraies menaces de ce continent, éliminant de ce fait chacun des fous de chaque nations, y comprit eux même. Mais ça n'était pas ce discours qui changerait les propres ambitions et l'avis tranché de la femme sur la situation, et le futur politique qu'elle imaginait pour les enfants de l'Eau.

— Issei renoncera à toutes les prétentions que sa mère peut lui donner. Je n’ai rien à craindre de cet enfant, d’autant plus qu’il est notre allié. Comme tu le dis.

Reimu se sentait légitime dans ses prétentions, la relation qu'elle entretenait avec son père était - de son point de vue, du moins - très spécifique. Uhen était arrivé plus tard, mais elle avait depuis ses premiers jours connu les laboratoires de la Junte et la seule présence du Despote pour figure de modèle, et la ressemblance qu'ils avaient n'aidaient pas à la conforter dans le contraire d'un lien familial. Après tout, elle avait toujours eu cette relation avec son pygmalion, ne jamais le remettre en question, toujours le glorifier, tel le chef d'état qu'il était. Quoi qu'elle pensait au fond d'elle, elle n'était qu'un garde-fou et ne pourrait jamais s'en défaire, même si elle prétendait le contraire.

— Père est-il seulement au courant de ces aspirations ? A-t-il exposé son avis ? Lui qui a vaincu la Nécropole.

Ses iris témoignent de la recherche d'une réponse précise, pour satisfaire ses pensées, et calmer l'inimitié.

— Tachibana Ōjin est venu à bout des spectres errants, et des couloirs illusoires, jusqu’à atteindre la Source Stygienne. J’ai essayé de le posséder, conscient de sa valeur en surface, mais son esprit d’adulte a refusé. Il y a une raison pour laquelle Mūn et Uhen étaient si jeunes lors de notre rencontre. Leur conscience est plus malléable. Je n’ai pu, à mon humble échelle, que murmurer des idées latentes à l’oreille du Despote, pour qu’il reprenne le flambeau du Guide. Je n’ai, hélas, aucun contrôle sur lui. Il joue pour son propre camp.

Plus la conversation avançait, plus il était possible de se rendre compte de l’implication du Vestige dans l’Histoire de l‘Eau. En apportant le Chakra aux insulaires, le Roi des Spectres avait bâti les fondations d’un futur radieux. Sans l'intervention du vieux Kaguya, les Continentaux auraient très certainement pris d’assaut l’île unique de Mizu, soumettant les autochtones à l’esclavage. Ce simple fait légitimait l'Action de l'Augure.

— Cet échec m’a marqué. Ōjin est, pour l’instant, notre allié ; mais nous ne pouvons pas miser tous nos espoirs sur lui. Ni sur la Junte qui l’accompagne. Pourtant, nous empruntons le même chemin. Nous souhaitons conquérir le monde, et faire du Pays de l'Eau le cœur du Yuukan. Puis, nos chemins se sépareront.

L’esprit antédiluvien se plongea dans le regard de son alliée.

— Reimu. J’ai besoin de toi pour reprendre le contrôle du clan Kaguya. Nos cousins ne pourront pas refuser la Voix de Mūn. Je jouerai la carte du Prédicateur, aux côtés d’Orochi, jusqu’à sa déchéance. Nous pourrons, alors, reprendre la gouvernance ensemble. À moins que tu ne choisisses un autre destin...

Le visage de la Kaguya s'enferma dans les chaînes de marbre de sa dureté alors que l'Augure présentait son expérience avec son père. Les mots choisit par Kaguya Sesshū manquèrent presque de revitaliser le sang étranger qui coulait dans les veines de la mande-éclipse, mais face à un tel personnage, qui - entre autre - possédait le corps de son frère, elle ne pouvait qu'offrir un regard témoignant de sa méfiance grandissante. L'affect qu'elle avait pour son frère ou quiconque d'autre ne pouvait ébranler la loyauté d'une fille pour son père, et l'idée de devoir se battre sur un autre plan apparaissait comme totalement impossible pour l'esprit et le corps de la soldate. Son sourire nerveux ne s'endormait pas, il s'intensifiait presque : et elle se doutait pertinemment que l'Augure savait que Reimu ne peut pas se détacher du chemin du Despote.

Elle ne porte aucun commentaire, son silence en dit beaucoup sur ce qu'elle pense de cette idée. Si elle avait un recul sur sa situation, il ne se portait qu'à l'égard de la Junte, et non pas du Despote, alors à ses yeux une véritable figure presque christique.

Mais pour son clan, Reimu n'avait aucune envie de s'opposer à l'idée de destituer son original.

— Kaguya Orochi mourra en temps voulu. Pour l'heure, il reste l'atout unique de notre pays pour lutter face aux chiens du Feu. Il est une menace qui les empêche de frapper. Et je suis la menace qui grandit dans l'ombre. Le clan Kaguya lui, doit connaître une réforme, une révolte. Si je dois être la meneuse de ce schisme, je le ferais.

Tout portait à croire qu'elle avait d'ors et déjà prévu quelque chose vis à vis du clan Kaguya. L'engeance d'Orochi savait clairement qu'il était un atout trop puissant pour l'Eau, et que l'éliminer reviendrait à jeter en pâture l'archipel au roi du Feu. Elle devait fonder les propres bases de son clan et s'élever au niveau de son modèle pour surprendre le Feu par l'autre coté : lorsqu'ils chercheront à éliminer la menace la plus puissante du continent, ils négligeront l'existence d'une seconde. Tachibana Ōjin avait tout prévu dans son plan : un moyen de tuer Orochi s'il trahissait, et un moyen de le remplacer s'il venait à échouer.

— Mes ambitions sont toujours pleinement dévouée à Mizu. Je préfère simplement agir sur un plan plus vicieux. Grandir dans l'ombre, me développer et offrir à mon père un territoire sur le Continent sans qu'il n'eut besoin de lancer la moindre offensive. Nous pourrons prendre en étau le royaume du Feu et arracher la tête d'Hideyoshi de ses épaules pour l'affront qu'il a fait de simplement exister.

Le chien du Despote. Reimu le représentait parfaitement lorsqu'il fallait défendre ses propres ambitions et les ambitions de l'Eau. Elle avait été élevée pour détruire le Feu et prendre le contrôle du Continent aux cotés de son père.

— Nos destins sont entremêlés, Sesshū. Mais je refuse de m'éloigner de la voie de mon Père, même dans plusieurs années et même après sa mort.

— L’Ouest. L’Éclipse Solaire…

Le Vestige laissa le temps mort accentuer sa phrase, puis sourit. Le projet de Reimu était exemplaire. Créer un nouveau refuge, en plein désert, loin des manigances des grandes nations, était-elle une pire idée que d’essayer de se trouver une place dans un nid de géants ? Peut-être était-ce la solution à tous les problèmes. Avant de conquérir l’Eau par la démonstration de force, l’influence et l’adoration, il était peut-être préférable de partir en croisade vers les terres gelées de Shimo, et y bâtir l’avant-poste du Futur.

— Alors je me développerai à l’Est.

Le Roi des Spectres quitta le regard de sa Soeur Clanique pour chavirer dans les étoiles, son sourire grandissant en ampleur, et surtout, en sincérité. La symétrie qui liait les deux entités lui paraissait amusante. Gauche et Droite. Ouest et Est. Yin et Yang. Terre et Ciel. Bien et Mal. Soleil et Lune.

— L’Éclipse Lunaire*.
— J’ai eu des propositions pour explorer le Pays des Neiges. Je l’ai déjà conquis une fois, dans une autre paratemporalité. Ce pourrait être intéressant de concentrer les efforts de « Kiri » sur la pointe orientale du Continent connu. J’aime beaucoup ce parallèle. Un signe du destin témoignant de notre lien indéfectible. Qu’importe l’issue de ma cohabitation avec ???,, nous devrons nous supporter. Et, au mieux, nous admirer.

Le Vestige se leva, et fit quelques pas en direction de son Alter Ego.

— J'ai une proposition à te faire, Soleil.

Sa main ouverte, paume vers le ciel, se proposa à la jeune femme.

— Un pacte. Un serment. Prêtons-nous allégeance. Je servirai les intérêts du Nisshoku ; tu serviras les intérêts du Gesshoku. Nos deux destinées, déjà entremêlées, convergeront vers l'avenir radieux du clan Kaguya. Le prix à payer, en cas de défection, sera la mort. L'oubli. La disparition... Ce n'est pas un pari à la légère que je te propose, Reimu, ni un piège pour te contrôler sans conséquence. Rompre cette promesse brisera mon âme en mille morceaux. Aucun Berceau de Chakra ne saurait la rafistoler. Mais je crois sincèrement en notre réussite.

Les Grands possèdent tous les rouages pour gagner du temps, ont en leurs possession chacun des moyens pour coucher chacun de ceux qui tenteront de les déloger, de les défier. La tyrannie règne, partout sur un Continent où les peuples se battent pour une paix utopique, inatteignable. Fallait-il croire en l'Harmonie et ses ambitions d'unir les peuples entre eux, tout en les laissent diriger comme ils le veulent ? Pensaient-ils que leurs précieuses Ambassade allaient suffire à canaliser la force des tyrans ? Que la justice d'un pays saurait les faire plier ? Toutes ces pensées arrachèrent un sourire à Reimu. Il ne fallait qu'un seul chef, unique, ou alors pas de chef du tout, car jamais quiconque ne saura imposer la paix à des oppresseurs qui souhaitent tous le pouvoir pour eux.

L'Eau devait engloutir le Continent et ses tyrans sous ses vagues et rétablir l'Ordre. C'était selon cette vision que Reimu avancerait. Mais des concessions, il fallait en faire, car ce qu'elle voulait au fond d'elle, pas même elle ne saurait le décrire, car elle n'était que l'ombre de ceux qu'elle suivait, et ce pour toujours. Enfin, pas pour toujours. Car jamais elle ne se soumettrait au fantôme du passé, sans que lui même n'offre cette même contrepartie. Ils étaient égaux et devaient le rester. Uhen se laissait dominer, elle ne le laisserait jamais prendre ce dessus.

— T'admirer, Augure ?

Reimu rejoint le mouvement de son frère, et si elle prend le temps d'écouter son discours, son chemin de raccourcit et elle se saisit du visage de l'homme, entre ses fins doigts pourtant si létaux lorsqu'ils le veulent. Son regard écarlate observe chacun des traits de celui qui pourtant, n'avait aucun secret pour elle pendant la longue décennie partagée. La mande-éclipse tend son autre main, depuis son index et son majeur naissent deux excroissances tranchantes aux formes particulière : un croissant de lune et un soleil. Elle relâche sa poigne, sans pour autant s'éloigner, gardant cette proximité presque violente alors qu'elle lève aussi sa main, en choeur avec celle du Vestige.

— Jurons nous fidélité commune. Nous ne sommes plus la Droite et la Gauche, le Lune et le Soleil, le Yang et le Yin. Nous sommes le Tout, l'Éclipse, le Taijitu.

Le croissant de lune d'ivoire déchire la chair et fait couler le sang du Soleil, les rayons d'albâtre eux, font jaillir celui de la Lune. Les mains se lient, dans ce pacte de sang rituel, comme le veut les coutumes martiales et barbares de l'archipel. L'hémoglobine coule, le long des bras des deux adelphes, et leurs regards se croise à nouveau.

— Moi, Kaguya Reimu, l'Aube, cheffe du Nisshoku, te jure fidélité, à toi, Uhen, Kaguya Sesshū, Vestige, ou quel que soit ton nom, et je prête allégeance au Gesshoku et jure de servir ses intérêts et les tiens. Que ma vie me soit ôtée si je faillis à ce serment.

Désormais, il ne manquait que la conclusion de Sesshū, ce commun accord équivalent qui ne nécessitait que sa confirmation pour sceller ce destin maudit.

— Ainsi soit-il.

Le Vestige, face à l’âme sœur de cette para-existence, trouvait son compte. Une alliée de taille, combinant puissance et influence, investie des dogmes de l’Eau, sur qui il pouvait compter aveuglément. Ce Serment semblait être une façon d’officialiser leur alliance – tacite depuis la rencontre entre Sahen et Uhen.

Les deux Jumeaux entraient enfin dans la cour des grands.

Étrange volonté que de s’enfermer entre les murs d’une nouvelle geôle, mais le Vestige acceptait ce marché en toute connaissance de cause. Pour établir une civilisation extraordinaire, à l’image de celle de l’Empereur-Roi, les failles du Continent devaient se combler du ciment du devoir.

Ce rituel sanglant manquait encore le tribut du Roi des Spectres, malgré leurs deux bras déjà souillés de rouge. Pour répondre à sa partenaire, l’esprit antédiluvien façonna un poignard depuis son radius, puis se balafra l’avant-bras, de l’intérieur du coude jusqu’au poignet. Du sang vint se rajouter sur la table des sacrifices.

— J’accepte, ma sœur !
— J’accepte, Reimu.

Leurs deux essences sensorielles se mirent à vibrer de concert, répondant à une mécanique séculaire, méconnue de tous – sauf du Patron de la Kabbale, peut-être. Leurs mots, leurs paroles, leurs promesses, se gravèrent sur la dalle indestructible du destin, faites du chakra pur des briques des Calices.

— Je te promets de ne jamais t’oublier, et de toujours te faire sourire, pour chasser les mauvais nuages !
— Je prête allégeance au Nisshoku, et jure de servir ses intérêts, comme les tiens.

Une flèche vint se planter dans le cœur des deux êtres. L’entité Tout-Puissante, chargée de garantir l’intégrité de tout serment, les lorgnait de sa présence insidieuse. Des fils invisibles lovait les deux Kaguya, eux-mêmes liés à la terre, le ciel, le feu, l’eau, et l’espace. La Lune comme témoin de leur mariage, Uhen et Sahen venaient de clôturer un chapitre de leur existence. Quelles merveilles allaient-ils pouvoir accomplir alors ?

— Les Jumeaux sont morts. Kaguya Reimu et Kaguya Ato (re)naissent.